À Las Vegas, ce journaliste du “New York Times” a suivi une compétition de Power Slap. La discipline, qui séduit de plus en plus de spectateurs dans les salles et sur les réseaux sociaux, espère être reconnue en tant que sport. Ses détracteurs, eux, dénoncent une pratique extrêmement violente et dangereuse.
[Cet article a été publié pour la premier fois sur notre site le 10 août 2024, et republié le 28 février 2025]
La main charnue de Vasil Kamotskii atterrit sur la joue rebondie de son adversaire dans un claquement retentissant. Surnommé “Dumpling”, l’homme âgé de 34 ans, 163 kilos, éleveur de porcs en Sibérie, ne semble même pas faire d’effort particulier : d’un geste leste, sa main balaie l’air comme s’il voulait chasser une mouche. L’impact est pourtant si puissant que son rival, Kamil Marusarz, 26 ans, originaire d’Orland Park dans l’Illinois, s’effondre d’un bloc.
Aussitôt, les juges et l’équipe médicale présents sur scène dans la Cobalt Ballroom de l’hôtel-casino Fontainebleau, à Las Vegas, se précipitent autour de Marusarz. Les 3 500 spectateurs retiennent leur souffle – et leurs applaudissements – jusqu’à ce qu’une personne ayant vue sur le ring s’écrie que l’homme à terre respire encore. L’atmosphère est digne d’une soirée d’enterrement de vie de garçon, ambiance potache et arrosée.
Dumpling lève un poing victorieux, tout sourire, pendant que l’arbitre le déclare vainqueur. Marusarz, est toujours au sol, inanimé. En tout, le combat – si c’est bien le terme – aura duré une trentaine de secondes. Pour la plupart des fans, ce fut le moment phare de cette soirée qui a vu s’affronter huit duos de compétiteurs venus défendre leur place et s’échanger des gifles monumentales.
Les réseaux sociaux pour faire décoller le Power Slap
Cela fait des années que Dumpling pratique le slap fighting, littéralement “la baffe de compétition”, dans sa Russie natale. Il compte d’ailleurs parmi les pionniers du genre qui ont contribué à faire connaître cet improbable passe-temps grâce à des vidéos YouTube.
À Las Vegas, il s’agissait pourtant de sa première participation au Power Slap, la compétition organisée à grands frais par Dana White, créateur de l’UFC, le championnat d’Ultimate Fighting [principale organisation d’arts martiaux mixtes, ou MMA]. C’est en découvrant les vidéos de Dumpling en 2021 que White a eu l’idée de créer cette compétition, avec récompense financière à la clé. Impressionné par ce concept très “frappant”, il voulait voir ce que cela donnerait si cette activité était “bien faite”, c’est-à-dire à sa manière.
PHOTO DANIEL DORSA/THE NEW YORK TIMES
“La réponse est : 7 milliards de vues en dix-sept mois”, se vante White, 54 ans, dans un récent entretien. Un chiffre qu’il se plaît à répéter et qui représente la totalité du nombre de vues de la ligue de Power Slap sur une variété de réseaux sociaux, dont YouTube, TikTok et Snapchat. White aime également la comparaison (toujours favorable) de ses chiffres à ceux des grandes ligues sportives. “Le Power Slap a séduit plus d’un million et demi d’abonnés sur Instagram, rien que dans les six premiers mois de 2024”, déclare-t-il.
“C’est plus que les courses de Nascar et les grandes ligues de football, de football américain, de base-ball et de hockey.”
À l’origine, le slap fighting était une pratique très informelle où les participants s’échangeaient de puissantes gifles jusqu’au KO. Fort de ses considérables ressources, Dana White en a fait un tournoi à peu près structuré, à défaut d’être vraiment respectable.
La reconnaissance attendra
Il a établi des règles officielles et mis en place des protocoles qui lui donnent l’apparence d’un sport à part entière. Pour cela, il a fallu “réglementer”, explique-t-il, et collaborer avec des groupes comme la Nevada Athletic Commission qui a autorisé l’organisation de matchs sur son territoire. Tout cela pour construire la légitimité de ce sport et “veiller ce à ce que sa pratique soit encadrée et sûre”.
Ce n’est qu’après de longues années de campagne et de batailles juridiques que le championnat d’Ultimate Fighting a obtenu le droit d’exister en toute légitimité. Les combats de l’UFC n’ont été autorisés dans les cinquante États américains qu’en 2016 après avoir surmonté les objections de tous ceux qui dénonçaient leur extrême violence physique et les risques accrus, et démontrés, de blessures à la tête.
Le chemin sera peut-être encore plus ardu pour le Power Slap. Les sceptiques estiment que toute réglementation est inutile car les concours de gifles sont par nature sources de blessures qu’il n’est pas possible d’atténuer.
“Ce n’est pas un sport, vous comprenez ? C’est un spectacle”, résume Gregory O’Shanick, directeur médical de l’Association américaine des lésions cérébrales.
“Un sport, c’est une compétition athlétique ou nécessitant un savoir-faire. Ici, on ne parle que d’une capacité physiologique à supporter des traumatismes de force pure portés à la tête. C’est comme si on comptait le nombre de fois qu’un homme peut foncer dans un mur de briques.”
Dana White s’appuie sur le précédent créé avec l’UFC, autre sport de combat particulièrement brutal. “On ne le dit pas assez : pas un mort ni un blessé grave en trente ans d’UFC, rappelle-t-il. C’est un sport de combat, mais nous investissons pour veiller à ce qu’il soit aussi sûr que possible, et c’est pareil pour le Power Slap.” (Certaines études indiquent que les combats de MMA ont pu être à l’origine de certains traumatismes crâniens.)
Frank Lamicella, président du Power Slap, est un partisan du laisser-faire. “Écoutez, vous avez deux types qui se collent des baffes mutuellement. Si j’étais médecin, je leur dirais que ce n’est probablement pas une bonne idée. Mais si c’est qu’ils veulent faire, nous leur offrons une plateforme et nous dépensons beaucoup d’argent pour assurer leur sécurité.”
Des risques de lésions cérébrales voire bien pire
Ancien avocat du cabinet Paul Weiss, Lamicella est devenu proche de White et de l’U.F.C. après avoir facilité les négociations ayant abouti à l’acquisition de l’organisation par la société Endeavour. Il s’appuie sur les protocoles dits de sécurité mis en place par l’UFC. Ainsi tous les compétiteurs doivent passer des IRM (imageries par résonance magnétique) et des ARM (angiographies par résonance magnétique), des électrocardiogrammes et se soumettre à des tests physiques, des analyses de sang et des examens de la vue. Deux juges sont présents, soit “plus que dans tout autre sport de combat”, et toute une armada de secouristes et ambulanciers se tient à disposition au cas où il faudrait amener un participant à l’hôpital.
O’Shanick est l’un des co-auteurs d’une lettre ouverte de l’Association sur les lésions cérébrales, appelant à l’interdiction du Power Slap. Les coups reçus lors des concours de gifles sont plus graves que ceux échangés lors d’un match de foot ou de boxe, explique-t-il, notamment parce que les compétiteurs n’ont pas le droit de se défendre : au cours d’un match, ils reçoivent une succession de coups à la tête, au même endroit, ce qui peut provoquer des commotions cérébrales, des pertes de l’audition, des convulsions, voire une encéphalopathie traumatique chronique (ETC). O’Shanick prévient :
“Il y aura des morts, Aucun doute là-dessus, il y aura des morts.”
Dayne Viernes, plus connu dans le milieu du Power Slap sous le nom de Da Hawaiian Hitman, avait lui aussi entendu nombre d’avertissements et nourrissait initialement quelques réserves sur la sécurité de ces compétitions. “Beaucoup de gens m’ont parlé de l’ETC, du risque de lésion cérébrale et tout ça”, reconnaît-il, mais il accepte désormais ce risque. “J’écoute mon corps, je l’entends très bien et je ne pense pas que ça m’affecte de la manière dont les gens pensent.”
Selon O’Shanick pourtant, la nature même de ces lésions cérébrales explique pourquoi les personnes souffrant d’ETC n’en sont pas nécessairement conscientes.
Une popularité qui inquiète
Au vu de la popularité des concours de gifles sur les réseaux sociaux, certains craignent également qu’ils n’inspirent des imitateurs, notamment dans les cours de récréation parmi les esprits impressionnables.
Si O’Shanick s’inquiète pour les plus jeunes, il est encore plus alarmiste pour les adultes. “Si vous prenez une position libertarienne, vous n’encadrez rien, vous laissez simplement faire la sélection naturelle, explique-t-il. Au bout du compte, tous les compétiteurs finiront par mourir et disparaître et vous n’aurez plus à vous préoccuper de cette catégorie de gens.”
Bien que les matchs de Las Vegas soient diffusés sur la plateforme vidéo Rumble, la plupart des gens les regardent sur les réseaux sociaux où ils ont la possibilité de réagir en temps réel. Leurs commentaires ont tendance à ne pas faire dans la demi-mesure : en substance, ces compétitions ne semblent pas seulement idiotes, elles seraient emblématiques du degré de stupidité de l’être humain.
“C’est une baffe, juste une baffe, s’amuse Dana White. Les gens réagissent comme s’ils voyaient quelqu’un se prendre une batte de base-ball.”
Selon Lamicella, ce déluge de commentaires négatifs a en réalité contribué à la diffusion des concours de gifles car les algorithmes des réseaux sociaux favorisent le nombre de réactions à un contenu, que celles-ci soient positives ou négatives. “Chaque fois que vous laissez un commentaire négatif sur une vidéo de Power Slap, ça me donne un coup de pouce, alors merci”, poursuit White. Sur son site, plus de quatre-vingts “frappeurs” sont désormais enregistrés.
Le précédent de l’Ultimate Fighting, devenu très lucratif
Dana White (qui a été filmé en train de gifler sa femme en public l’an dernier) dit avoir déjà fait face à ce genre de critiques quand il développait l’UFC. “Tout le monde disait que l’UFC n’était pas un vrai sport, que c’était barbare, que ça ne marcherait jamais”, se souvient-il.
Depuis sa création en 1993, mais surtout depuis que White a pris les commandes de l’organisation en 2001, l’UFC est devenu grand public, ses matchs génèrent plus d’un milliard de dollars chaque année et des millions de spectateurs regardent les diffusions payantes sur ESPN.
À la fin de la soirée, dans la Cobalt Ballroom de Las Vegas, Da Hawaiian Hitman célébrait sa victoire dans la catégorie des super poids lourds, souriant, hurlant sa joie, s’abreuvant d’applaudissements. Alors qu’il brandissait sa ceinture de champion dans les airs, un animateur lui a demandé s’il était prêt à affronter Dumpling la prochaine fois. “J’ai tellement envie de Dumpling, s’est-il exclamé en se frottant l’estomac avec un sourire. J’ai faim ! J’ai faim !”
À la question de savoir ce qu’il voudrait dire au reste du monde à propos du Power Slap, Da Crazy Hawaiian marque une pause avant de déclarer : “Que ça vous plaise ou non, c’est un sport. Et que ça vous plaise ou nous, on va continuer.”