En Tunisie, une vague de répression s’abat sur les défenseurs des droits humains, notamment les activistes qui se consacrent à venir en aide aux migrants et aux réfugiés. Dans une rhétorique glaçante, le pouvoir accuse ces organisations d’être les rouages d’un prétendu complot visant à « implanter » les migrants subsahariens sur le sol tunisien. Cette chasse aux sorcières a conduit à des poursuites, des arrestations et des emprisonnements. Parmi les victimes de cette répression, Mustapha Djemali, 80 ans, président du Conseil tunisien des réfugiés (CTR), croupit derrière les barreaux depuis mai 2024.
Ancien directeur régional du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), Mustapha Djemali avait choisi de consacrer sa retraite à aider les plus vulnérables. Animé par une foi inébranlable en l’humanité, il avait fondé le CTR pour soutenir les autorités tunisiennes dans leur gestion des crises migratoires. L’ONG est financée par les structures des Nations Unies et œuvre en coordination directe avec les institutions étatiques tunisiennes. Mais aujourd’hui, cet engagement a été balayé par un torrent d’accusations.
Le 3 mai 2024, alors qu’il travaillait au siège du CTR, des dizaines de policiers en civil ont fait irruption. Emmené sans ménagement à El Gorjani, Mustapha Djemali a été interrogé sur le financement étranger de son organisation. Le 7 mai, il a été incarcéré à la prison de la Mornaguia, accusé d’avoir facilité l’entrée clandestine de migrants en Tunisie. À son âge avancé, il endure des conditions de détention éprouvantes, ses demandes de libération étant systématiquement rejetées.
Ce sort tragique prend une résonance particulière à la lumière de son histoire familiale. Mustapha Djemali n’est pas seulement un homme de compassion ; il est aussi un enfant de réfugié. Son père, Muhammad Fadhel al-Jamali, ancien Premier ministre irakien et figure fondatrice des Nations Unies, avait trouvé refuge en Tunisie après avoir échappé à une condamnation à mort dans son pays natal. En 1954, ce même Muhammad Fadhel al-Jamali avait tendu la main à Habib Bourguiba, alors leader de la lutte pour l’indépendance.
Habib Bourguiba s’était rendu à New York dans le but de participer à l’Assemblée générale des Nations Unies et plaider la cause de la Tunisie alors sous Protectorat français. N’ayant aucun statut officiel, Bourguiba fut interdit d’accéder au bâtiment. C’est alors qu’intervint Muhammad Fadhel al-Jamali. Voyant la scène et reconnaissant Habib Bourguiba, il ôta le badge de l’un de ses compagnons pour le lui donner, lui permettant ainsi d’entrer dans le siège en tant que membre de la délégation irakienne.
Par la suite, al-Jamali donna la parole à Habib Bourguiba, l’introduisant devant l’Assemblée de l’ONU et lui offrant l’occasion de prononcer un discours en faveur de l’indépendance de la Tunisie. Pour l’anecdote, on raconte que la délégation française se retira pour protester contre cette « intrusion ».
Ce geste de solidarité scella une relation qui allait bien au-delà des frontières. Habib Bourguiba n’oublia pas ce geste et le prouva lorsque le régime irakien fut renversé en 1958. Muhammad Fadhel al-Jamali fut condamné à mort, mais le leader tunisien intercéda en sa faveur. Il lui accorda refuge et la protection de l’État tunisien. Réfugié à Tunis avec sa famille, Muhammad Fadhel al-Jamali enseigna à l’université tunisienne jusqu’à sa mort en 1994.
Aujourd’hui, cette histoire de refuge et d’entraide semble cruellement trahie. Alors qu’il aurait pu profiter d’une retraite paisible en Suisse, Mustapha Djemali avait choisi de retourner en Tunisie, inspiré par l’héritage de son père et sa propre vision d’un monde plus juste. Mais il se retrouve réduit au silence, emprisonné pour avoir tendu la main aux plus vulnérables.
Cette tragédie est le reflet poignant de l’ingratitude d’un État envers un homme dont l’humanité et le dévouement méritaient admiration, non persécution.
I.L.