Comment les sociétés communautaires sont devenues la risée des réseaux sociaux
Les sociétés communautaires font partie des projets les plus chers aux yeux du président de la République, sinon le pilier de sa politique pour la création d’emplois et de richesses. Malgré cela, le rythme de création de ces sociétés reste très lent et peine à convaincre les véritables chefs d’entreprise et promoteurs de projets. Pire encore, elles font souvent l’objet de moqueries sur les réseaux sociaux.
À écouter Kaïs Saïed, les sociétés communautaires vont transformer la Tunisie en un véritable chantier. Le chef de l’État croit en ce projet novateur, qui consiste à réunir au moins cinquante personnes pour créer une entreprise. L’idée, d’inspiration stalinienne, a été expérimentée depuis des décennies un peu partout dans le monde, sans donner de résultats tangibles. Pourtant, le président de la République y croit fermement et lui offre tous les moyens pour réussir.
Concrètement, il leur a consacré une enveloppe de vingt millions de dinars dans le budget de l’État 2025 et leur a offert un bon nombre d’avantages fiscaux dans la Loi de finances. Le plafond de financement accordé à chaque entreprise communautaire passera de 300.000 à un million de dinars, tandis que les banques, aussi bien publiques que privées, ont été mobilisées pour soutenir ce type de structures. De plus, une prime mensuelle de 800 dinars est accordée à leurs promoteurs.
Un bilan très loin des ambitions affichées
Sur le terrain, en dépit de cette mobilisation au plus haut sommet de l’État, le rythme de création des sociétés communautaires reste très lent.
La première société de ce genre a été créée en mars 2022. Début 2024, l’ancien ministre de l’Emploi, Malek Zahi, se targuait de la création de cent entreprises au total, soit une moyenne de cinquante par an. Mais à la fin de 2024, Hasna Jiballah, secrétaire d’État chargée des sociétés communautaires, annonce que 120 entreprises ont été créées en tout, soit seulement vingt de plus sur toute l’année.
Un chiffre que nous ne pouvons pas certifier. Une consultation de la plateforme du registre des entreprises tunisiennes indique que 64 sociétés communautaires y sont inscrites au 31 janvier 2025. Le même nombre que nous avons trouvé au début du mois de janvier. Peu importe notre micro-investigation : que le chiffre soit de 64 ou de 120, il reste insignifiant par rapport au rythme de création des sociétés ordinaires (SA, SARL, SUARL), qui avoisinent les 800.000 unités.
D’après les dernières données de l’Institut national de la Statistique (INS), quelque 47.072 nouvelles entreprises ont vu le jour en 2023, sans compter celles ayant fait faillite. En d’autres termes, plus de 50.000 entreprises ont été créées en une seule année, un chiffre sans commune mesure avec les 64 ou 120 sociétés communautaires recensées depuis 2022.
Même Hasna Jiballah ne nourrit pas d’illusions. Elle n’ambitionne pas d’atteindre les 50.000 sociétés par an, mais vise plutôt 1.500 entreprises d’ici fin 2025, soit cinq par délégation.
Quelle est la stratégie pour y parvenir ? Rien n’a été annoncé. Le ministère a-t-il mené une étude d’impact et de faisabilité sur ces entreprises ? Aucune information n’a filtré. Quelle est la rentabilité des sociétés créées depuis 2022 et sont-elles encore actives ? Là encore, aucune donnée disponible. Tout est dans le flou.
Des promoteurs sans préparation ni stratégie
Du côté des promoteurs de ces sociétés, l’incertitude est encore plus grande. Ont-ils des business plans solides ? Ont-ils suivi des formations en gestion d’entreprise ? Comment comptent-ils rémunérer les cinquante actionnaires (minimum) impliqués dans chaque projet ? Y aura-t-il suffisamment de revenus, puis des dividendes, pour justifier l’investissement initial ? Autant de questions qui restent sans réponse.
Pire encore, on voit parfois des charlatans, comme ce prétendu inventeur d’un procédé révolutionnaire permettant de fabriquer du papier à partir de pierres rares, de résidus de phosphate et de débris de carrières. Cet ancien vendeur de vêtements islamiques a même été reçu par le président de la République.
Le profil des promoteurs des sociétés communautaires contraste d’ailleurs avec celui des entrepreneurs classiques enthousiastes qui, en costume-cravate ou tenue professionnelle, circulent souvent avec leur business plan sous le bras. Les images diffusées par le ministère de l’emploi montrent souvent des jeunes et moins jeunes, à l’air morose, rencontrant la secrétaire d’État en vêtements froissés, jeans usés, très souvent sans cravate et parfois avec un béret ou une chéchia.
Des sociétés moquées sur les réseaux sociaux
Il est évident, tant à travers les chiffres que sur le terrain, que les sociétés communautaires n’arrivent pas à convaincre. Jusque-là, ce projet aurait pu être simplement ignoré, mais un nouveau phénomène a émergé ces derniers mois : la multiplication des moqueries sur les réseaux sociaux.
Il ne se passe plus un jour sans qu’une publication sarcastique sur ces entreprises ne circule en ligne. Nous avons capturé quelques exemples de ces moqueries, visibles en bas de cet article.
La semaine dernière, la cible principale était une société communautaire spécialisée dans le gardiennage de parkings. Précédemment, les moqueries visaient une entreprise dédiée à la culture des citrouilles. Un mois plus tôt, c’était l’inventeur du fameux papier « révolutionnaire » qui était tourné en dérision.
Ces railleries surviennent alors que le monde assiste à une bataille technologique majeure entre les États-Unis et la Chine autour de l’intelligence artificielle, avec l’émergence du géant chinois DeepSeek en concurrence directe avec ChatGPT, Grok et Gemini. Les internautes tunisiens s’amusent à comparer leur pays aux grandes puissances, avec un constat amer : des années-lumière nous séparent du progrès.
Un moyen détourné de critiquer le pouvoir
Ces moqueries répétées ne visent pas seulement les promoteurs des sociétés communautaires (quoique…), mais surtout le sommet de l’État, qui soutient ce projet et lui consacre des ressources considérables pour des résultats risibles.
En raison du décret 54, liberticide, et de l’arrestation de nombreuses personnalités politiques et influenceurs pour leurs opinions, les Tunisiens ne peuvent plus critiquer directement le président de la République et son gouvernement, comme ils le faisaient sous Moncef Marzouki, Béji Caïd Essebsi et au début du mandat de Kaïs Saïed.
À défaut de pouvoir cibler le bon Dieu, on cible les saints. Plutôt donc que de prendre des risques avec des publications sarcastiques contre le chef de l’État, on s’en prend à sa création et un de ses projets phares.
Les textes du type « offense au chef de l’État », « nuisance à autrui par le biais des nouvelles technologies » punissables de plusieurs années de prison, ne peuvent pas être appliqués quand on se moque d’une société communautaire spécialisée dans la culture des citrouilles ou le gardiennage des parkings.
En tournant en dérision les sociétés communautaires, les Tunisiens épinglent en réalité le sommet du pouvoir et sa politique totalement anachronique.
Raouf Ben Hédi