Kaïs Saïed revient à la charge sur la sous-traitance, le gouvernement traîne encore
Le président de la République a évoqué à deux reprises en l’espace de trois jours le sujet de la sous-traitance et a insisté sur la réforme du code du travail qu’il a ordonnée depuis près d’un an. Le gouvernement traîne des pieds tant le sujet est complexe, espérant peut-être que le chef de l’État finira par l’oublier.
La sous-traitance est au centre d’une controverse politique et sociale en Tunisie depuis près d’un an. Le président de la République, Kaïs Saïed, a fait de la réforme des lois sur la sous-traitance et les contrats à durée déterminée (CDD) une priorité. Qualifiant ces pratiques de « traite d’êtres humains » et d’« esclavage moderne », il a multiplié les directives pour mettre fin à ces pratiques dans les secteurs public et privé. Cependant, son gouvernement tarde à exécuter ses ordres, et aucune concertation publique avec les syndicats ou le patronat n’a été engagée. Cette situation soulève des interrogations quant à la faisabilité de ces réformes et à leurs conséquences pour l’économie tunisienne.
Une réforme imposée dans l’urgence
Tout commence en février 2024, lorsque Kaïs Saïed convoque le chef du gouvernement Ahmed Hachani pour lui demander de mettre fin à la sous-traitance dans le secteur public. Selon le président, cette pratique viole les droits fondamentaux des travailleurs et va à l’encontre des principes de la Constitution. En moins de dix jours, une décision historique est prise : tout nouveau contrat de sous-traitance dans le secteur public est interdit à compter du 23 février 2024. Pourtant, aucune étude d’impact préalable n’a été réalisée et les conséquences sociales et économiques de cette décision n’ont pas été anticipées.
L’urgence avec laquelle ces mesures ont été imposées a pris de court le gouvernement, qui a dû créer une commission multipartite pour évaluer les répercussions de cette interdiction. Cependant, cette décision précipitée a plongé de nombreuses PME de sous-traitance, dont l’État était souvent le principal client, dans une crise sans précédent. Faute de solutions alternatives, ces entreprises risquent la faillite, tandis que l’État, confronté à un déficit budgétaire abyssal, est dans l’incapacité de recruter le personnel nécessaire pour compenser l’arrêt de la sous-traitance.
Une approche unilatérale et sans concertation
L’un des principaux reproches adressés à Kaïs Saïed concerne l’absence totale de dialogue social autour de ces réformes. Aucun débat public n’a été organisé avec les partenaires sociaux, notamment les syndicats et les organisations patronales. Ces dernières, habituellement promptes à réagir aux décisions gouvernementales, sont restées silencieuses, probablement par crainte de s’opposer directement à un président au pouvoir centralisé. L’Utica et la Conect n’ont ainsi exprimé aucune réserve officielle.
Ce mutisme des partenaires sociaux témoigne d’une faiblesse du dialogue institutionnel dans le pays. Dans un contexte normal, ces organisations auraient été consultées pour évaluer les répercussions économiques et sociales des réformes. Leur silence laisse le champ libre à Kaïs Saïed pour imposer ses décisions sans contrepoids.
Des intentions louables, mais des conséquences problématiques.
Kaïs Saïed part d’une intention noble : éradiquer le travail précaire et garantir des conditions de travail décentes à tous les Tunisiens. Il a répété à plusieurs reprises que « chaque travailleur a droit à une perspective claire et à un salaire juste ». Cependant, cette volonté se heurte à la réalité économique et sociale.
Supprimer la sous-traitance et les CDD dans le secteur privé pourrait en effet avoir des conséquences graves sur l’emploi et l’économie. Les entreprises, notamment les plus petites, pourraient être contraintes de contourner la loi ou de réduire leurs activités. Dans des secteurs comme l’agriculture ou l’hôtellerie, où l’activité est saisonnière, les CDD sont indispensables. De même, dans des domaines tels que le nettoyage, le gardiennage ou la comptabilité, la sous-traitance est une pratique économique qui permet de répondre aux besoins ponctuels sans alourdir la charge financière des entreprises.
Un gouvernement à la traîne
Depuis l’interdiction des contrats de sous-traitance dans le secteur public, le gouvernement peine à appliquer les directives de Kaïs Saïed. Plusieurs mois après l’annonce de la réforme, aucune campagne contre l’emploi précaire n’a été lancée et aucune étude d’impact n’a été publiée. De plus, le projet de loi visant à interdire la sous-traitance dans ce secteur se fait toujours attendre.
Le remplacement d’Ahmed Hachani par Kamel Maddouri en août 2024 n’a pas accéléré le processus, au contraire, il l’a ralenti. Lors d’une réunion tenue en août 2024, Kaïs Saïed a exprimé son impatience face à la lenteur des réformes et a exigé que le projet de loi soit présenté au plus vite. Pourtant, en janvier 2025, la situation reste inchangée.
Incohérences présidentielles
Si le gouvernement est à la traîne, c’est peut-être parce qu’il espère que le chef de l’État oubliera le sujet et abandonnera son idée, qui pourrait être qualifiée de farfelue malgré ses intentions louables.
Cet état d’esprit est en partie expliqué par une certaine incohérence dans la démarche du président de la République.
Kaïs Saïed a en effet la manie d’évoquer un sujet une fois, d’en parler à plusieurs reprises en un court laps de temps, puis de l’oublier pendant longtemps. C’est ce qui est arrivé avec la loi controversée sur les chèques, et c’est ce qui se produit actuellement avec le code du travail.
La première fois qu’il a évoqué le sujet, c’était le 14 février 2024. Il en a reparlé le 19 février, puis le 23 février et le 6 mars. Depuis, il n’en a plus parlé jusqu’au 9 août, puis le 22 novembre. Après un silence d’un mois et demi, il l’évoque à nouveau les 11 et 13 janvier 2025.
Autre incohérence dans la démarche de Kaïs Saïed : les hommes qui doivent mettre son idée à exécution. C’est l’ancien ministre des Affaires sociales, Malek Zahi, qui s’y est attelé. Il a réagi au quart de tour après les toutes premières directives présidentielles, demandant un inventaire des entreprises de sous-traitance et multipliant les réunions sur le sujet afin de réformer au plus vite le code du travail. Tout ce travail est tombé à l’eau trois mois après, suite à son limogeage en mai 2024. Son successeur a tout repris à zéro, comme s’il n’y avait pas de continuité des services de l’État.
Dernière incohérence du président de la République : il dit et répète tout le temps que tout ce qu’il entreprend est en réponse aux demandes du peuple. Or, le fait qu’il n’y ait eu aucun débat public sur le sujet et aucune concertation avec les organisations patronales et syndicales va à l’encontre de ses propres propos.
Un code du travail est, par nature, un texte très complexe. Ses textes sont le fruit de nombreux sacrifices, de grèves répétées et de revendications multipartites. En dépit de ses belles promesses et de son engagement à ne faire que ce que le « peuple veut », Kaïs Saïed n’a consulté aucun représentant de ce dernier.
Une stratégie sans vision d’ensemble
Le président semble ignorer les réalités complexes du monde de l’entreprise. Les PME de sous-traitance jouent un rôle crucial dans l’économie tunisienne en fournissant des services spécialisés et en permettant aux grandes entreprises de se concentrer sur leur cœur de métier. En interdisant la sous-traitance, l’État pourrait être contraint de recruter massivement du personnel pour des besoins temporaires ou partiels, ce qui alourdirait encore davantage un budget déjà fragile.
Il en va de même pour les entreprises privées qui n’ont pas les budgets nécessaires pour engager des personnes à temps plein, alors que la nature même de leur travail (comme le personnel de ménage ou de la comptabilité) exige quelques heures par jour, voire par mois.
Sans consultation ni études détaillées, ces réformes risquent de provoquer des bouleversements dans l’écosystème économique, rendant difficile leur mise en œuvre. L’absence de dialogue avec les syndicats et les organisations patronales témoigne d’une gouvernance unilatérale, souvent déconnectée des réalités du terrain.
Un appel à la concertation et à la réflexion est impératif
Pour que la réforme des lois sur la sous-traitance et les CDD réponde aux attentes du président de la République tout en préservant l’économie tunisienne, il est urgent d’ouvrir un dialogue national sur ce sujet. Les partenaires sociaux doivent être associés pour définir des solutions équilibrées qui protègent les droits des travailleurs sans compromettre la viabilité économique des entreprises.
Kaïs Saïed, soucieux de garantir la justice sociale et la stabilité, doit prendre en compte les retours des experts économiques et des acteurs de terrain dans ses décisions. Sans cela, ses réformes, bien que motivées par des intentions louables, risquent de provoquer des catastrophes économiques irréversibles.
Maya Bouallégui