Visas Schengen pour les Tunisiens : les nouvelles règles du jeu diplomatique français
Depuis les années 2000, les relations tuniso-françaises en matière de visas Schengen ont connu des évolutions majeures, reflétant à la fois des réalités diplomatiques, politiques et économiques. Entre 2008 et 2024, les chiffres démontrent une augmentation constante des demandes, accompagnée d’un durcissement progressif des conditions d’octroi, surtout à partir de 2021. Retour sur cette dynamique et les enjeux sous-jacents.
« Pour des raisons historiques, mais aussi de proximité géographique et culturelle, la France est de loin le pays de l’espace Schengen le plus sollicité en matière de demandes de visas. La demande reste très soutenue et le taux de refus, inférieur à 10%, est exceptionnellement bas. En règle générale, le délai moyen d’obtention d’un visa est de 24 heures à compter du dépôt du dossier. »
Ces belles paroles appartiennent à Serge Degallaix, ancien ambassadeur de France qui, le 26 janvier 2009, à l’occasion d’une soirée à sa résidence pour transmettre ses vœux à la presse, paraissait si enthousiaste. À cette époque, la France était présidée par Nicolas Sarkozy (de droite), la Tunisie était présidée par Zine El Abidine Ben Ali et les relations tuniso-françaises étaient au beau fixe.
Une performance remarquable en 2008
En 2008, le consulat général de France à Tunis a reçu 87 862 dossiers de demande de visas et refusait moins de 10% des demandes. Une belle performance quand on sait qu’en 2003, le taux de refus était de 21%.
Seize ans après, la France est présidée par Emmanuel Macron (tantôt considéré comme centre-droit et tantôt comme centre-gauche, mais toujours du centre) et paradoxalement, le taux de refus est revenu à 21%. Les délais d’attente se comptent en semaines et, souvent, il faut compter des mois pour obtenir un rendez-vous. Quant aux relations tuniso-françaises, le moins que l’on puisse dire est qu’il y a un certain froid que l’on peut déceler à partir de faits minimes. Deux faits symbolisent ce froid : Emmanuel Macron n’a toujours pas félicité son homologue tunisien Kaïs Saïed pour sa réélection en octobre 2024, alors qu’il s’est empressé de féliciter dans l’heure le président américain Donald Trump.
La semaine dernière, Anne Guéguen était reçue par le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, alors que souvent l’ambassadeur de France est reçu par le ministre, voire le président de la République.
Une augmentation progressive des refus 2011-2019
Entre 2011 et 2018, la demande de visas a explosé, augmentant de 101 % à Tunis, selon les données officielles de l’ambassade de France. En 2018, le consulat a reçu près de 180.000 demandes et accordé 150.000 visas, avec un taux de refus de 14,47 %.
C’est à partir de là qu’il y a eu le premier vrai tournant. Sur les neuf premiers mois de 2019, le taux de refus atteignait 21,12 %. Avec 137.000 demandes, seuls 105.000 visas avaient été accordés, un recul significatif.
L’ambassade justifiait alors cette hausse par la prolifération de faux documents, qui concernaient un dossier sur cinq environ. Environ 10.000 faux documents avaient été détectés sur cette période. La présence d’un quelconque faux document entraîne systématiquement le refus de tout le dossier. Cette justification technique mettait en avant une stratégie de contrôle renforcé des dossiers, en réponse à des abus perçus.
Le tournant de 2021 : un durcissement sans précédent
La campagne présidentielle française de 2022 a marqué un tournant décisif cependant. En septembre 2021, la France annonçait une réduction de 30 % du nombre de visas accordés aux Tunisiens, liée à un manque de coopération sur les dossiers d’obligation de quitter le territoire français (OQTF). Cette décision, qui visait également le Maroc et l’Algérie, a entraîné une saturation des services consulaires.
De nombreux demandeurs de visa n’ont pas pu obtenir de rendez-vous au centre TLS, les quotas ayant été atteints avant la fin de l’année 2021. Cette situation a touché des catégories habituellement préservées, comme les universitaires, les étudiants, les journalistes et les médecins, soulignant un durcissement sans précédent.
Une reprise sous condition 2022-2024
En 2022, l’ambassadeur de France, André Parant, a tenté de rassurer en indiquant que la Tunisie restait le quatrième pays au monde à recevoir le plus de visas Schengen. Sauf que les chiffres démentent les paroles de M. Parant. Approximativement, 80.000 visas ont été délivrés en 2022, bien inférieurs aux 150.000 visas de 2019. Le taux de refus a grimpé à 25% pour sa part, bien loin des 10% de 2008.
En 2024, selon le porte-parole de l’ambassade de France en Tunisie, Henri d’Aragon, le taux de refus s’est légèrement « amélioré » se fixant à 21 %, identique à celui de 2019, mais aussi à celui de 2023. Il a précisé que ces refus étaient principalement dus à des dossiers incomplets. D’après ses déclarations, la France reste le premier pays à délivrer des visas Schengen aux Tunisiens, confirmant la volonté de maintenir une coopération bilatérale forte.
Des restrictions qui touchent même les professions privilégiées
Si les paroles de M. d’Aragon semblent rassurantes, elles contrastent cependant avec la perception. Certes, les chiffres de 2024 sont meilleurs que ceux de 2022 et de 2023, mais il y a des refus inquiétants comme ceux opposés à certaines catégories professionnelles ménagées jusque-là. On ne compte plus le nombre de médecins partant pour une conférence ou pour du simple tourisme qui se sont vu refuser le sésame. Autre fait inquiétant, parmi ces catégories favorisées, les durées du visa ont été drastiquement réduites. Alors qu’on leur délivrait quasi systématiquement des visas de plus d’un an, voire de quatre ans pour beaucoup d’entre eux, les visas de ces derniers temps n’étaient valables que pour quelques semaines. « Cela implique que l’on doit formuler une nouvelle demande à chaque fois qu’on veut voyager, se plaint un médecin habitué aux allers-retours Tunis-Paris. C’est énergivore, budgétivore et chronophage, mais c’est surtout injustifié. Ma situation en Tunisie est plus que confortable, je ne suis pas candidat à l’émigration clandestine, les multiples cachets sur mon passeport le prouvent, pourquoi alors ne me donne-t-on que quelques semaines de validité ? ».
Une stratégie française entre ouverture et fermeté
La stratégie de la France révèle un équilibre entre facilité et contrôle. Si l’ambassade met en avant une volonté de renforcer la mobilité entre les deux pays, les réductions de visas en 2021 montrent que cette politique peut être modulée en fonction de considérations diplomatiques et internes.
Les chiffres illustrent cette dualité : une augmentation globale des demandes sur le long terme, mais un durcissement notable depuis 2019, lié à la fois aux abus signalés et aux tensions diplomatiques. Avec un taux de refus stabilisé à 21 % en 2024, les efforts français semblent viser une rationalisation du processus d’octroi, tout en maintenant un volume élevé de visas pour souligner l’importance des relations bilatérales.
Il n’est pas rare que la France utilise l’arme des visas pour du chantage politique, prenant ainsi la population en otage. Le thème était à la une lors de la campagne présidentielle de 2022. Il est revenu à l’ordre du jour la semaine dernière avec les tensions entre l’Algérie et la France. L’ancien Premier ministre, Gabriel Attal, a ainsi appelé à une réduction du nombre de visas accordés aux ressortissants algériens pour faire pression et obtenir une réaction des responsables algériens.
En conclusion, la question des visas Schengen pour les Tunisiens reste un baromètre des relations tuniso-françaises. Si la France affiche une volonté de coopération, les mesures régulièrement ajustées traduisent une stratégie adaptative qui oscille entre ouverture et fermeté, selon les contextes politiques et diplomatiques du moment.
Autrement dit, pour obtenir des réductions des taux de refus des visas français, c’est vers Carthage que l’on doit se diriger et non vers le quai d’Orsay. Il se trouve que les problèmes des Tunisiens partant en France sont les derniers des soucis du locataire de Carthage.
Maya Bouallégui