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comment Samir Jaieb est tombé en disgrâce

- Tunisie
mars 08, 2025

 

La chute de Samir Jaieb, magnat de l’immobilier et investisseur en hôtellerie, a été aussi brutale que spectaculaire. Condamné le 21 février 2025 à cinq ans et un mois de prison par la chambre correctionnelle spécialisée dans les affaires de corruption financière, l’homme d’affaires, jusque-là discret, se retrouve au cœur d’un scandale judiciaire où s’entremêlent argent, pouvoir et intrigues d’État. Entre ambitions démesurées, investissements internationaux et soupçons de collusion avec des figures influentes de l’appareil d’État, retour sur l’ascension et la chute de ce « self-made man » controversé.

 

À 61 ans, Samir Jaieb a construit un empire à cheval entre la France, les États-Unis et la Tunisie. Fils d’immigrés tunisiens, il passe plus de 55 ans en France avant de décider de s’installer à Sousse, terre de ses ancêtres. Diplômé d’une école de commerce, il fait ses premières armes dans l’auto-entreprenariat, lançant successivement une société de transport terrestre et une autre dans la vente de voitures d’occasion. Mais très vite, l’homme aspire à plus grand et se tourne vers l’immobilier.

En 1991, il se lance dans la promotion immobilière en Île-de-France, multipliant les projets résidentiels et commerciaux. Son succès l’emmène jusqu’à Miami, où il investit dans des villas de luxe sur Palm Island et Hibiscus Island. En parallèle, il développe son activité en Tunisie, où il réalise plusieurs complexes résidentiels et hôteliers, notamment à Sousse, Monastir et Tunis. Sa réussite fulgurante lui vaut d’être perçu comme un entrepreneur audacieux, habile à naviguer dans les méandres de l’immobilier et de la finance.

 

Une montée en puissance dans l’hôtellerie tunisienne

Si Samir Jaieb est avant tout un promoteur immobilier, son appétit pour le développement hôtelier ne tarde pas à se manifester. En rachetant et rénovant l’hôtel El Mechtel à Tunis pour cinquante millions de dinars avant de le diviser en deux enseignes internationales, il démontre son flair pour les affaires. Son intérêt pour l’hôtellerie se renforce avec l’acquisition de Le Palace à Gammarth, un établissement confisqué appartenant autrefois à Belhassen Trabelsi, beau-frère de l’ex-président Ben Ali. Ce rachat, complexe et risqué, l’amène à assainir l’entreprise et à la repositionner sur le marché haut de gamme.

Mais derrière cette success story, des zones d’ombre commencent à apparaître. En octobre 2024, alors qu’il est en pleine expansion, la justice tunisienne s’intéresse de près à ses transactions financières et ses acquisitions immobilières.

 

Une affaire de corruption financière et des implications politiques

L’affaire Jaieb éclate lorsqu’un mandat de dépôt est émis contre lui en octobre 2024. Il est accusé de blanchiment d’argent et de corruption administrative dans l’acquisition de biens confisqués. Plus précisément, la justice tunisienne lui reproche d’avoir détenu illégalement des devises étrangères et d’avoir ouvert des comptes bancaires à l’étranger sans l’aval de la Banque centrale. Les accusations s’étendent également à ses liens avec certaines figures influentes du pouvoir tunisien.

Parmi ces personnalités, un nom revient avec insistance : Makram Jlassi. Ancien conseiller au cabinet de la ministre de la Justice Leïla Jaffel, il est lui aussi derrière les barreaux. Son rôle dans cette affaire intrigue et soulève de nombreuses questions. A-t-il facilité certaines transactions litigieuses ? A-t-il profité de sa position pour favoriser des intérêts privés ? Autant de zones d’ombre qui laissent entrevoir un réseau tentaculaire où se croisent intérêts politiques et affaires.

En plus de Jlassi, d’autres hauts responsables sont cités dans l’affaire, notamment Hakim Hammami, ancien directeur général de la police judiciaire, et plusieurs autres cadres de l’administration tunisienne. Six mandats de dépôt ont été émis contre des personnalités proches du pouvoir, tandis que trois autres accusés ont été déférés en état de liberté.

 

Une arrestation évitable ?

Lorsque l’étau judiciaire commence à se resserrer autour de lui, Samir Jaieb est alerté par des amis haut placés qui l’informent discrètement de l’enquête en cours. S’estimant en danger, il quitte la Tunisie pour la France afin d’évaluer la situation. Pourtant, malgré les avertissements et les conseils de ses proches, il décide de revenir en Tunisie pour affronter la justice. Une décision qui lui sera préjudiciable : dès son retour, il est immédiatement arrêté et placé en détention.

 

Un verdict controversé et une défense qui dénonce une manipulation

Le 21 février 2025, le verdict tombe : cinq ans et un mois de prison ferme. En plus de la peine, ses biens, ses avoirs financiers et bancaires, ainsi que ses actions commerciales sont gelés. Toute transaction immobilière à son nom est suspendue. L’impact est considérable pour cet homme d’affaires dont les actifs s’élèvent à plusieurs centaines de millions d’euros.

Face à cette condamnation, son avocat, maître Fakher Gafsi, monte au créneau. Dans un droit de réponse publié par plusieurs médias, il dénonce une campagne de désinformation et insiste sur le fait que l’affaire de son client se limite à une infraction douanière mineure : la détention de 650 euros en devises étrangères. Il réfute tout lien avec les autres accusés et accuse les autorités judiciaires de vouloir diaboliser son client.

L’avocat souligne également que la confusion autour de cette affaire a été alimentée par une volonté politique de faire de Samir Jaieb un bouc émissaire. Il menace même d’engager des poursuites contre toute personne relayant ces « fausses allégations ».

 

Une affaire qui en cache une autre ?

Au-delà du cas Jaieb, cette affaire met en lumière les liens troubles entre le monde des affaires et les hautes sphères de l’État tunisien. L’implication de figures influentes du ministère de la Justice et des services de police suggère l’existence d’un réseau de collusions, où corruption et intérêts personnels se mêlent à des luttes de pouvoir.

Faut-il voir dans cette condamnation un simple cas d’abus de biens sociaux, ou s’agit-il d’un règlement de comptes au sommet de l’État ? L’histoire de Samir Jaieb soulève en tout cas de nombreuses interrogations sur l’indépendance de la justice et la manière dont certains dossiers sont traités en Tunisie.

 

Un avenir incertain

Aujourd’hui, Samir Jaieb se retrouve derrière les barreaux, mais son sort n’est peut-être pas définitivement scellé. Son avocat a annoncé qu’il ferait appel, espérant une révision du jugement en deuxième instance. Reste à savoir si l’homme d’affaires parviendra à se défaire de ce marasme judiciaire ou si cette affaire marquera la fin d’un empire bâti sur des décennies d’investissement.

Une chose est sûre : cette affaire dépasse le simple cadre d’une infraction financière. Elle illustre les tensions entre les milieux d’affaires et les cercles du pouvoir en Tunisie, et met en exergue un climat d’incertitude où l’économie et la politique s’entrelacent dangereusement.

 

Maya Bouallégui