La date du 4 mars 2025 est à inscrire dans les annales judiciaires comme étant l’une des pires dates de son histoire. En cette date, s’ouvrira le procès de ce que le régime de Kaïs Saïed a appelé « complot contre l’État ».
Les protagonistes sont une quarantaine d’hommes politiques, d’hommes de médias (dont un actionnaire de référence de Business News), d’avocats et de lobbyistes qui sont accusés d’avoir fomenté un complot contre l’État. Contrairement à l’écrasante majorité des grandes affaires judiciaires, celle-ci n’est pas complexe. Elle est même d’une simplicité enfantine.
La justice nous interdit de l’évoquer médiatiquement et nous nous y astreignons par respect pour ce qui reste encore de cet appareil. L’interdiction sera de toute façon levée demain et nous ne manquerons pas de révéler tout ce qu’il y a – ou plutôt tout ce qu’il n’y a pas – dans cette affaire. Ne pas parler du fond de l’affaire ne doit toutefois pas empêcher de parler de sa forme et de toutes les absurdités que l’on observe à la veille de son démarrage, notamment la manipulation grotesque du pouvoir exécutif.
Une justice sous influence
Sur un plan général, quelle que soit la nature du procès, il est automatiquement entaché de suspicion dès lors qu’il implique des personnalités politiques. La raison est que l’appareil judiciaire est très malade à cause notamment des ingérences du pouvoir exécutif. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les magistrats eux-mêmes. Si même les magistrats ne font plus confiance à l’appareil judiciaire, que dire alors des justiciables et des observateurs que nous sommes ? Et d’un !
Un mois avant le démarrage du procès, le 3 février, le régime a nommé un nouveau président de la chambre pénale chargée des affaires terroristes. Il s’agit de Lassaâd Chamakhi, juge connu du grand public pour son rôle dans l’affaire du yacht d’Imed Trabelsi, neveu de Leïla Ben Ali. En tant que juge, il avait innocenté Imed Trabelsi des accusations de vol concernant ce bateau français, disparu en Corse avant d’être retrouvé à Sidi Bou Saïd. C’est ce juge controversé qui présidera donc le procès du complot contre l’État. Et de deux !
Une opacité organisée
Conscient de la vacuité des dossiers, des avocats de la quarantaine de protagonistes ont demandé à ce que le procès soit public et diffusé en direct, afin que les Tunisiens voient d’eux-mêmes ce qu’il en est. Le régime a balayé d’un trait cette revendication de transparence et a imposé un procès à distance pour les prisonniers en prétextant des motifs des plus fallacieux. En prison depuis plus de deux ans, les prévenus n’auront même pas le droit fondamental d’être face à leurs juges. Et de trois !
Le directeur de la brigade judiciaire à l’origine de l’affaire, qui a été le tout premier à parler d’un complot, est en prison. Et de quatre !
Le juge d’instruction qui a instruit toute l’affaire et a émis des mandats de dépôt sans même instruire quoi que ce soit s’est évadé à l’étranger et se trouve actuellement lui-même poursuivi pour complot. Et de cinq !
Le conseiller de la ministre de la Justice qui aurait téléguidé, depuis le cabinet, tout le dossier est lui-même en prison et les médias ont été interdits d’évoquer son sujet. Et de six !
Un procès bâclé
Toute l’affaire est basée sur un hypothétique complot des protagonistes avec des chancelleries étrangères. Or, en date du 1er avril 2023, le parquet a disculpé totalement les diplomates étrangers qui auraient comploté avec les Tunisiens. Et de sept !
Dans une interview donnée le 4 avril 2023 au journal italien La Repubblica, l’ancien ministre des Affaires étrangères Nabil Ammar a affirmé que les services de renseignement ont trouvé des preuves et qu’il y aura des condamnations. Il s’agit là d’une violation flagrante de la présomption d’innocence et d’une ingérence odieuse du pouvoir exécutif dans le travail judiciaire. Par ses propos, Nabil Ammar a inventé un nouveau concept, celui de la présomption de culpabilité. Et de huit !
Dans n’importe quelle affaire de cet acabit, les médias révèlent au public les détails, les incohérences, les preuves, les charges et les décharges. Les médias ont été tout simplement interdits de traiter le sujet, en violation totale des principes de transparence de n’importe quel État de droit. Paradoxalement, vendredi dernier, une chaîne proche du pouvoir a longuement abordé le sujet avec un nombre extraordinaire de contrevérités, d’accusations infamantes et odieuses et d’absurdités. C’était d’un surréalisme inouï, le pouvoir a dressé un procès parallèle ! Et de neuf !
Pour bien préparer leurs plaidoiries et leurs stratégies, la justice se doit de remettre aux avocats tout le dossier de l’affaire des semaines à l’avance avec l’ensemble des preuves trouvées par le juge. Jusqu’à la semaine dernière, les avocats n’avaient aucun document à l’exception du PV de fin de l’instruction qui circule sur les réseaux sociaux depuis près d’un an. Et de dix !
Un précédent inquiétant
J’ai réussi là à émettre dix griefs sans même avoir abordé le fond du sujet et ses multiples absurdités.
Dans ces dix griefs, il y a carrément l’empreinte du régime et ce n’est pas une première. On a déjà un précédent.
Retour à l’automne dernier avec l’élection présidentielle, entachée elle aussi de nombreuses absurdités.
Dans le complot contre l’État, le régime a jeté les « conspirationnistes » en prison. Pareil pour la présidentielle quand il a jeté en prison ou poussé à l’exil les adversaires de Kaïs Saïed. Et d’un !
Dans le complot contre l’État, le régime a nommé lui-même le juge. Dans la présidentielle, il a nommé lui-même le président de l’instance électorale. Et de deux !
Dans le complot contre l’État, le régime a refusé la transparence en interdisant aux médias d’évoquer l’affaire et en imposant le procès à distance. Dans la présidentielle, il a écarté les médias hostiles et les ONG indépendantes. Et de trois !
Dans le complot contre l’État, la présomption d’innocence a été totalement bafouée. Dans la présidentielle, on a refusé de réintégrer les candidats écartés malgré une injonction judiciaire. Et de quatre !
Dans le complot contre l’État, un petit propagandiste a manipulé l’opinion avec des mensonges. À la présidentielle, on a ramené Hassen Zargouni qui a donné, à la télé publique, des résultats « sorties des urnes » surréalistes en violation totale de la loi qui interdit ce genre de sondages. Et de cinq !
Avec autant de griefs et sans même évoquer le fond de l’affaire (ce que l’on fera à partir de demain), la suspicion sur le bon déroulement du procès du 4 mars devient lourde. Très lourde. Dès lors, et rien que pour cela, le procès de demain est un procès qui fera date pour la justice tunisienne, et pas avec honneur.