La vague de froid qui frappe la Tunisie depuis plusieurs semaines a plongé des millions de citoyens dans une crise sans précédent. Dans un pays où les températures hivernales avoisinent parfois les -2 degrés Celsius dans le nord-ouest, le gaz domestique, indispensable pour se chauffer et cuisiner, est devenu une ressource aussi rare qu’essentielle. La pénurie qui dure depuis décembre 2024 a transformé le quotidien des Tunisiens en un véritable calvaire, exposant l’échec flagrant des pouvoirs publics à gérer une situation prévisible et récurrente.
« Nous avons tout essayé : attendre des heures devant les camions, appeler les centres de distribution, mais rien ne change. Le froid est insoutenable », confie Lamia, une ménagère vivant à Aïn Draham, une des régions les plus touchées par la pénurie. Dans cette partie de la Tunisie, où les températures sont souvent proches de zéro, les familles dépendent entièrement des bonbonnes de gaz pour survivre. Les longues files d’attente devant les centres de remplissage ou les points de vente sont devenues le symbole de cette crise qui met à nu la vulnérabilité du système d’approvisionnement.
Les perturbations ont commencé en décembre, lorsque le navire de livraison de gaz liquéfié destiné au centre de remplissage de Bizerte a été retardé en raison de conditions climatiques défavorables. Cet incident a entraîné une cascade de conséquences : fermeture temporaire des centres de remplissage, augmentation de la pression sur les installations de Radès et Gabès, et multiplication des files d’attente. Le président de la Chambre syndicale des distributeurs de bonbonnes de gaz domestique, Mohamed Mnif, a alors tenté de rassurer : « Nous faisons de notre mieux pour éviter une pénurie. » Une promesse qui, un mois plus tard, reste lettre morte.
Des engagements non tenus et une gestion inefficace
Face à la colère montante, Mohamed Mnif avait annoncé le 13 janvier 2025 que la pénurie serait résolue dans la semaine. Pourtant, les scènes de désarroi se poursuivent. L’arrivée tardive de navires de gaz liquéfié, couplée à l’incapacité des centres de remplissage à répondre à la demande, a prolongé la crise bien au-delà de ce qui avait été promis. Mnif a une nouvelle fois dû prendre la parole le 22 janvier pour annoncer l’arrivée de nouveaux navires, appelant les citoyens à être patients.
Les excuses répétées et les promesses non tenues ont suscité frustration et incrédulité. Pendant ce temps, les responsables gouvernementaux restent silencieux. Ni la ministre de l’Énergie ni celui du Commerce n’ont publiquement commenté la situation. Seul Khaled Bettin, PDG de la SNDP (Société nationale de distribution des pétroles – Agil), a tenté d’éclaircir la situation en affirmant que les livraisons de gaz continuaient, mais que la vague de froid avait été un facteur déstabilisant. « Nos centres de remplissage travaillent jour et nuit, mais la demande dépasse largement les capacités », a-t-il déclaré, reconnaissant implicitement l’absence de préparation à cette crise.
L’inaction des pouvoirs publics
Malgré les directives présidentielles exhortant les autorités à agir, la gestion de la crise reste largement chaotique. Le président Kaïs Saïed avait ordonné, le 17 janvier, une mobilisation totale des autorités locales pour garantir l’approvisionnement en gaz et soutenir les populations affectées par la vague de froid. Cependant, ces injonctions semblent être restées lettre morte. Dans les faits, les régions les plus touchées, comme le Kef ou Siliana, continuent de souffrir du manque de gaz, obligeant les citoyens à recourir à des solutions de fortune comme le bois ou le charbon.
Le mutisme des ministres concernés par cette crise contraste avec l’ampleur du problème. L’absence de communication officielle accentue l’angoisse des citoyens, laissés sans information claire ni perspective de résolution rapide. Cette situation reflète une gestion de crise défaillante, marquée par un manque d’anticipation et de coordination entre les différents acteurs impliqués.
L’indécence des porte-voix du pouvoir
Dans ce contexte de détresse, les interventions publiques de certains proches du pouvoir ont suscité l’indignation générale. Le chroniqueur Bilel Missaoui, connu pour son alignement sur le discours officiel, a déclaré sur Telvza TV : « Les gens pourraient tout aussi bien chauffer leurs plats avec du bois. » Une remarque qui a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux, où les internautes ont fustigé l’arrogance et le déni de la réalité des élites.
Certains responsables régionaux ont évoqué la frénésie des citoyens pour expliquer, au moins en partie, la pénurie de bonbonnes de gaz. Avancer un tel argument révèle une méconnaissance totale du secteur et de ses pratiques. Cela pourrait être envisageable pour des denrées comme le sucre ou la farine que certains ont stocké à la maison, mais ne peut en aucune manière s’appliquer aux bonbonnes de gaz. Ces suggestions, loin de résoudre la crise, ont exacerbé le sentiment de déconnexion des responsables face aux besoins réels des citoyens. Elles témoignent de l’écart croissant entre une classe dirigeante déconnectée et un peuple confronté à une crise qui menace sa dignité.
Des scènes de chaos et de désespoir
La pénurie de gaz a donné lieu à des scènes surréalistes, devenues virales sur les réseaux sociaux. Dans une vidéo largement partagée, un camion de distribution de gaz est poursuivi par des citoyens à moto et en voiture, bloquant finalement son passage pour accéder à la cargaison. Dans une autre, une violente altercation éclate entre un vieil homme et plusieurs individus à proximité d’un camion, illustrant l’état de désespoir de la population.
Ces scènes reflètent une réalité où les citoyens doivent se battre, littéralement, pour accéder à des biens de première nécessité. Les images de bagarres et de braquages de camions sont venues renforcer la colère populaire et mettre en lumière l’échec des autorités à gérer une crise de cette ampleur.
Vers une sortie de crise ?
Alors que la pénurie persiste, les responsables tentent d’éteindre l’incendie. Mohamed Mnif a annoncé l’arrivée de nouveaux navires transportant du gaz liquéfié, assurant que l’approvisionnement reviendrait à la normale d’ici quelques jours. Mais après des semaines de promesses non tenues, la confiance des citoyens est érodée.
Cette crise révèle les failles structurelles du système tunisien, incapacité à anticiper et à gérer des situations prévisibles. Au-delà du gaz, c’est une question de dignité qui est en jeu, dans un pays où les citoyens se battent pour un droit aussi fondamental que celui de se chauffer en hiver.
Maya Bouallégui