L’ouverture du procès de la fameuse affaire de complot contre la sûreté de l’État n’aura échappé à personne hier, 4 mars. Journalistes, avocats, activistes et familles des détenus étaient présents dans la salle d’audience du palais de justice de Tunis pour assister au début du procès d’une affaire qui a fait couler beaucoup d’encre et qui a été instrumentalisée, des mois durant, par le pouvoir en place pour donner du crédit à la théorie conspirationniste du complot permanent. Députés, soutiens du pouvoir et propagandistes s’en sont donné à cœur joie, l’un d’eux osant même déclarer qu’il avait vu le complot dans les regards des accusés.
Hattab Slama, l’inconnu du complot
Bien moins drôle, en revanche, est le sort subi par l’un des accusés dans cette affaire. Hattab Slama ne bénéficie pas de la même attention médiatique que les autres accusés, et son nom est inconnu du grand public. Les porte-voix du pouvoir n’ont jamais évoqué son nom et préfèrent se concentrer sur les figures connues de la scène politique nationale. Pourtant, son histoire illustre à elle seule tant d’errements.
Hattab Slama a eu la grande malchance de garer sa voiture près du domicile de Khayam Turki, autre accusé dans l’affaire de complot. Il y avait également des voitures de diplomates au même endroit. Et c’est tout. N’allez pas chercher plus loin une implication plus directe dans un complot censé renverser le pouvoir, le procès-verbal de fin d’instruction n’en fait aucune mention.
Un coup du sort absurde
Hattab Slama est un courtier en voitures qui se retrouve en prison depuis près de deux ans parce qu’il a garé une voiture au mauvais endroit. C’est tout ce qui le « lie » à cette affaire. Cet homme n’a rien demandé à personne, il n’a pas fait de politique, il est éloigné de ces cercles, il n’a jamais été ministre ni même responsable au sein de l’État, à quelque niveau que ce soit. Pourtant, le juge a estimé pertinent de l’emprisonner, et l’autre juge qui lui a succédé n’a pas estimé nécessaire de le libérer. Jusqu’à hier, les avocats Samir Dilou et Sami Ben Ghazi ont évoqué la situation de Hattab Slama et déposé une demande de libération, refusée par le juge. Comme l’a dit Hichem Ajbouni dans une publication Facebook, il aurait suffi que le « changuel » de Sidi Bou Saïd emporte la voiture de Hattab Slama pour qu’il soit libre aujourd’hui et probablement jamais inquiété dans cette affaire.
Quelle ironie de tenter de se mettre un instant à la place de Hattab Slama. Comme une grande majorité du peuple, voilà un homme qui ne s’intéresse pas à la politique et qui essaye de gagner son pain en faisant l’intermédiaire dans la vente de voitures. Il s’est retrouvé injustement arrêté et emprisonné à la suite des activités politiques de certains activistes, à l’instar de Khayam Turki. Et cette décision a été prise par les autorités du régime du 25-Juillet. Hattab Slama s’est retrouvé au beau milieu du clair-obscur d’Antonio Gramsci, et les monstres du destin et de l’arbitraire l’ont écrasé.
Pris dans l’engrenage
Finalement, dans une lecture au premier degré, Hattab Slama est la victime de deux régimes aux prises, de deux visions politiques différentes. Le régime précédent le coup de force de Kaïs Saïed est accusé d’organiser des réunions, ce qui est tout à fait leur droit, soit dit en passant. C’est dans ce cadre que Hattab Slama a été mis en cause. Et c’est le régime d’après le coup de force qui a procédé à l’arrestation et à l’emprisonnement sans aucun discernement d’un homme innocent. À l’instar du peuple tunisien, il aura souffert des deux régimes et de l’arbitraire des décisions de justice qui voient en lui un tel danger qu’il ne peut être jugé en étant libre. Sur une photo publiée par l’avocat Samir Dilou, on voit Hattab Slama à l’écran au tribunal, assis seul, désemparé et parfois même sans surveillance particulière. Il est laissé à son propre sort entre les tribulations de la politique et l’impitoyable machine judiciaire, un peu comme la majorité du peuple tunisien. Personne ne se soucie de sa famille, de son état propre, des séquelles que tout cela laissera, un peu comme la majorité du peuple tunisien en somme.
Un système qui broie les innocents
Nous avons eu des preuves, tout récemment encore, de cet arbitraire judiciaire. L’ancien ministre de l’Industrie, Lamine Chakhari, a bénéficié d’un non-lieu après avoir passé plus d’un an en prison dans une affaire liée à la société El Fouledh. Un an durant lequel il a été privé de sa liberté, son nom traîné dans la boue et sa famille privée de sa présence. Au final, la justice lui a dit : au revoir et merci. La même chose s’est passée avec deux anciens ministres de l’Environnement, Chokri Belhassen et Mustapha Aroui. Après des mois de prison et de polémique autour de la célèbre affaire des déchets italiens, les deux anciens ministres ont été relaxés. Ils font tous les frais de la fièvre vengeresse mise en place et entretenue par le pouvoir en place. Il y a une foule de gens qui s’égayent de voir des personnes jetées en prison et poursuivies, et le régime s’oblige à contenter cette foule, étant donné qu’il n’avance sur pratiquement aucun autre plan. Dans cette logique destructrice, des innocents sont broyés par le système, comme Hattab Slama et d’autres encore. Nous en sommes réduits à souhaiter à Hattab Slama le même sort que Lamine Chakhari : il pourra au moins rentrer chez lui et revoir sa famille.