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Kaïs Saïed s’agace, délègue, puis s’énerve !

- Tunisie
février 14, 2025

 

Sous des formules comme « la nécessité de la cohésion entre les membres de l’équipe gouvernementale » et « le respect des règles imposées par les responsabilités au sein des institutions de l’État » transparaît l’insatisfaction du président quant au rendement gouvernemental. Le chef de l’État répète les mêmes directives et les mêmes exigences à longueur de réunions avec son chef du gouvernement, Kamel Maddouri. La dernière occurrence a eu lieu lors de la réunion hebdomadaire du lundi 10 février. Il semble maintenant évident que le président n’est pas satisfait du rendement d’au moins une partie de l’équipe gouvernementale qu’il a lui-même nommée et invite instamment le locataire de la Kasbah à faire en sorte que l’orchestre joue en rythme.

Un président insatisfait

C’est dans cette même logique qu’il faut également inscrire le violent et inattendu limogeage de la ministre des Finances, Sihem Nemsia. Le train des réformes et de la « révolution législative » est bien trop lent aux yeux de Kaïs Saïed, et il n’hésite pas à sévir contre ceux qu’il estime responsables. Dans la lecture du président, les institutions constitutionnelles ont été mises en place suite à l’adoption par référendum de la constitution qu’il a écrite. Donc, rien ne devrait entraver l’atteinte rapide de résultats tangibles et concrets aux niveaux économique et social. Pour lui, il suffit que les intentions sincères existent et que la scène nationale soit débarrassée des « parties » et des « comploteurs » pour que les choses changent rapidement concernant le transport, la santé, l’éducation et même la culture. Pour Kaïs Saïed, la Tunisie possède toutes les richesses nécessaires, matérielles et intellectuelles, et il suffirait d’une impulsion de sa part pour réformer le pays, le purifier et changer l’Histoire.

L’inexpérience politique de Kaïs Saïed et le fait qu’il soit hors système, comme se plaisent à le rappeler ses partisans, ne sont sans doute pas étrangers au fait qu’il puisse avoir une vision aussi idéaliste. Si seulement il suffisait de nommer des ministres sincères et de changer quelques lois pour que les pays se transforment et se réforment !

Une administration en quête de directives claires

Kaïs Saïed se heurte à une réalité qui lui semble amère et incompréhensible : pour réformer, il ne suffit pas de le vouloir, aussi président de la République soit-on. La réalité du transport, de la santé ou de l’éducation ne change pas uniquement parce que le ministre est sincère et travailleur. Cette conviction erronée du président explique sans doute, dans une certaine mesure, le fait qu’il « consomme » autant de ministres et de chefs du gouvernement. Faire bouger la machine de l’État nécessite un savoir-faire et un certain tact, contrairement à ce que les néophytes peuvent penser. Comme l’avait expliqué un jour l’ancien Premier ministre français Jean-Pierre Raffarin, quand on dirige un État, il faut inspirer ses collaborateurs, contrairement au PDG d’une entreprise privée qui peut se contenter de donner des ordres et d’attendre qu’ils soient exécutés. Selon ce que l’on peut comprendre des communiqués présidentiels et surtout de la récurrence des mêmes injonctions, la mayonnaise a du mal à prendre avec cette équipe gouvernementale, comme ce fut le cas avec les précédentes. Il faut dire que, hormis quelques exceptions, dont Kamel Maddouri, l’actuel chef du gouvernement, les différents ministres et chefs du gouvernement nommés depuis le 25 juillet ne sont pas plus expérimentés que le président en matière politique.

Un simple rappel semble ici s’imposer : l’État et l’administration, en général, sont de simples organes exécutifs. Ils obéissent à des directives claires, exécutables et logiques. Par exemple, « faire que l’État récupère son rôle social » est un joli slogan, mais ce n’est ni un programme politique ni une directive claire, exécutable et logique pour l’appareil de l’État. « Rendre le transport accessible et efficace en préservant la dignité des Tunisiens » est aussi un slogan séduisant, mais qui ne se traduit par rien de concret. Il en va de même pour l’accès à la santé, la modernisation de l’éducation ou l’assainissement de l’économie. C’est un langage qui a certainement du succès auprès de la population, mais qui est complètement inaudible pour l’administration et l’appareil de l’État, non pas par mauvaise foi, mais parce que, encore une fois, ce ne sont pas des directives claires, exécutables et logiques.

Kaïs Saïed face aux limites de son propre pouvoir

Une autre affirmation contenue dans le communiqué présidentiel ajoute à la confusion et suscite des interrogations : un responsable ne doit pas se contenter de diagnostiquer les situations, mais doit prendre l’initiative de proposer des solutions répondant aux attentes du peuple. Rien que ça ! Le problème est que ce n’est pas là le travail des responsables au sein de l’État, même pas des ministres. Selon l’article 100 de la constitution de 2022, « le président de la République détermine la politique générale de l’État, en définit les choix fondamentaux et en informe l’Assemblée des représentants du peuple et le Conseil national des régions et des districts. Il peut s’adresser à eux conjointement, soit directement, soit par message. » Par conséquent, c’est au président de la République de dire à son administration et à son gouvernement quoi faire. Il semble que Kaïs Saïed ait délégué cette fonction à ses différents chefs du gouvernement et qu’il se soit posé ensuite en tant que premier opposant et premier critique de sa propre administration. Cette position fait aussi que le président de la République s’agace de plus en plus, y compris concernant des dossiers anodins comme la gestion des biens confisqués, car oui, pour l’appareil de l’État, il s’agit d’un dossier anodin, malgré sa portée symbolique.

Il semble clair aujourd’hui que Kaïs Saïed se heurte à une réalité qu’il ne soupçonnait apparemment pas : lui et l’appareil de l’État ne parlent pas le même langage et ne se comprennent pas. L’un attend des solutions et de l’efficacité, l’autre attend des directives claires à exécuter. En attendant de trouver la bonne fréquence, des responsables et des ministres font les frais de la colère présidentielle, comme Sihem Nemsia et bien d’autres. Ce qui est certain, c’est que rien n’avancera tant que l’alchimie n’aura pas été trouvée.