Parce qu’ils ont aidé les migrants, à travers des actions associatives ou des propos de soutien, ils se sont retrouvés en prison accusés de blanchiment d’argent ou d’infractions aux lois relatives à l’hébergement des étrangers. Business News revient sur les cas de ces militants humanitaires oubliés derrière les barreaux.
Depuis plusieurs mois, la Tunisie connaît une vague d’arrestations visant des humanitaires, des militants des droits humains, des élus locaux et des artistes. Sous couvert de poursuites pour blanchiment d’argent, formation d’associations illégales ou diffusion de fausses nouvelles, ces individus, dont le seul tort semble être leur engagement en faveur des causes sociales, se retrouvent incarcérés. Derrière ces affaires judiciaires, c’est une véritable remise en cause du travail associatif et des libertés fondamentales qui se profile, mettant en lumière un climat de suspicion et de répression pesant sur la société civile.
Mohamed Jouou, un bénévole sous les verrous
En prison depuis le 7 mai 2024, Mohamed Jouou est un activiste civil indépendant et le responsable financier de l’Association Tunisie Terre de Refuge depuis octobre 2020. Engagé dans de nombreuses activités bénévoles, il a exercé ses fonctions dans le respect des règles administratives et financières du pays. Son incarcération soulève des interrogations sur les motifs de cette arrestation et le cadre juridique entourant les actions humanitaires en Tunisie.
Selon le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), les charges de blanchiment d’argent, de complot et de faux ont été abandonnées à la suite de la clôture de l’instruction. Malgré cela, Mohamed Jouou est encore en prison.
Abdallah Said, un militant des droits humains accusé de complot
En prison depuis le 12 novembre 2024, d’origine tchadienne Abdallah Said est un militant tunisien des droits de l’homme, symbole d’intégration en Tunisie après avoir obtenu la nationalité en 2012. Fondateur et président de l’Association des Enfants de la Lune de Médenine, il a œuvré pour l’inclusion sociale et économique des migrants et des Tunisiens vulnérables, en collaborant avec des institutions publiques et internationales.
Son association, impliquée dans l’aide aux femmes migrantes et réfugiées, a été la cible de violentes campagnes d’accusations sur les réseaux sociaux et par certains cercles proches du pouvoir, l’accusant de conspirer contre l’État et d’altérer la composition démographique du pays. Convoqué pour enquête avec plusieurs membres de son organisation, il a été arrêté et transféré à la brigade anti-terroriste avant que le procureur de Médenine ne lance une enquête contre lui pour blanchiment d’argent et complot contre la sécurité extérieure de l’État.
Imen Ouardani, une élue poursuivie pour un partenariat associatif
En prison depuis le 10 mai 2024, Imen Ouardani est docteure en biologie, adjointe au maire de la municipalité de Sousse et responsable de la commission de l’égalité des chances. Pendant la crise du Covid, elle s’est investie auprès des groupes vulnérables de la ville, notamment les migrants, et a encouragé l’action civique locale.
Son arrestation repose sur plusieurs accusations, dont blanchiment d’argent, escroquerie, formation d’une association pour l’entrée des étrangers et abus de fonction. Ces poursuites sont liées à un partenariat entre la municipalité de Sousse et l’association Terre de Refuge de Tunis pour l’ouverture d’un bureau d’orientation et de conseil destiné aux migrants et aux réfugiés. Son cas soulève des interrogations sur la criminalisation de l’action humanitaire et de la coopération entre collectivités locales et associations.
Saadia Mosbah, une voix antiraciste derrière les barreaux
En prison depuis le 6 mai 2024, Saadia Mosbah est une militante des droits de l’homme et une figure emblématique de la lutte contre le racisme en Tunisie. Elle a consacré sa vie à défendre les droits des Tunisiens noirs et des victimes de discrimination, œuvrant pour l’égalité et la sensibilisation aux dangers du racisme et des discours de haine.
Fondatrice et présidente de l’association Manamati, elle a joué un rôle clé dans la reconnaissance officielle du 23 janvier comme Journée nationale de l’abolition de l’esclavage, dans l’ouverture d’un débat national sur la discrimination raciale et dans l’adoption en 2018 d’une loi criminalisant le racisme. Son engagement l’a souvent exposée aux critiques, notamment lorsqu’elle a dénoncé en 2023 les discours haineux contre les migrants subsahariens et les Tunisiens noirs.
Le 6 mai 2024, son domicile et le bureau de son association ont été perquisitionnés, et elle a été arrêtée avec plusieurs membres de son organisation. Accusée de détournement de fonds et d’irrégularités financières, son arrestation a coïncidé avec une vaste campagne de diffamation sur les réseaux sociaux. L’affaire, d’abord examinée par la Section judiciaire financière, a été transférée au Tribunal de première instance de Tunis 1, où un mandat de dépôt a été émis contre elle. Depuis, la justice a prolongé sa détention à plusieurs reprises, notamment le 7 novembre 2024, prolongeant son incarcération de quatre mois.
Sherifa Riahi, une mère séparée de ses enfants en attente d’un procès
En prison depuis le 7 mai 2024, Sherifa Riahi est architecte d’intérieur de formation et militante engagée dans les causes sociales et humanitaires. Ancienne directrice de l’association Terre de Refuge – Tunisie, elle a consacré une grande partie de sa carrière à l’encadrement des jeunes et à l’amélioration des conditions de vie des populations vulnérables, notamment les migrants et les réfugiés. Son engagement s’est également traduit par un travail de sensibilisation et de plaidoyer en faveur des droits humains et de l’intégration sociale des populations marginalisées.
Son arrestation a eu lieu dans un contexte flou, alors qu’aucune charge précise n’a été officiellement annoncée contre elle. Son domicile a été perquisitionné et elle a été placée en détention provisoire dans l’attente d’une enquête qui tarde à aboutir. Son dossier a été transféré au pôle judiciaire financier, puis renvoyé à la Chambre d’accusation, mais sans éléments concrets justifiant son maintien en détention.
Au-delà des implications judiciaires, la situation de Sherifa Riahi soulève une question humanitaire majeure : lors de son arrestation, son bébé n’avait que deux mois. Séparée brutalement de ses enfants, elle se retrouve dans l’incapacité de s’occuper de son nourrisson, une épreuve qui met en lumière l’impact humain de son incarcération. Ses proches dénoncent une détention arbitraire et prolongée, réclamant son droit à être libérée dans l’attente de la poursuite de l’enquête, dans l’intérêt supérieur de ses enfants.
D’après Hella Ben Youssef, vice-présidente d’Ettakatol, la chambre d’accusation a classé les charges retenues contre Sherifa Riahi, en ce qui concerne le blanchiment d’argent et l’enrichissement illicite. Malgré cela, sa demande de libération a été rejetée le 26 février dernier.
Saloua Ghrissa, une responsable associative poursuivie pour financement étranger
En prison depuis le 12 décembre 2024, Saloua Ghrissa est militante des droits humains et fondatrice de l’Association pour la Promotion du Droit à la Différence. Ancienne professeure d’enseignement supérieur aujourd’hui retraitée, elle a consacré son engagement associatif à la défense des libertés et à la lutte contre la discrimination.
Son arrestation est survenue après une convocation par la sous-direction des recherches économiques et financières à El Gorjani le 9 décembre 2024, où elle a été interrogée puis relâchée. Toutefois, dès le lendemain, elle a été rappelée pour une nouvelle audition, à l’issue de laquelle elle a été placée en garde à vue durant 48 heures au centre de détention de Bouchoucha. Le 12 décembre, elle a comparu devant le procureur de la République près le tribunal de première instance de Bizerte, qui a ordonné l’ouverture d’une enquête judiciaire confiée à un juge d’instruction. Après son interrogatoire, un mandat de dépôt a été émis, entraînant son incarcération à la prison civile de la Manouba.
L’affaire de Saloua Ghrissa s’inscrit dans un climat de répression croissante contre la société civile en Tunisie, marqué par des pressions accrues sur les militants et les associations. Selon son avocat, Anas Kaddoussi, les fonds reçus par son organisation provenaient d’organisations affiliées aux Nations Unies et d’ONG opérant légalement en Tunisie, en conformité avec la législation en vigueur. Il a précisé que l’association respectait scrupuleusement le décret n°88 de 2011, qui encadre le travail associatif dans le pays.
Malgré l’absence de preuves formelles de malversations, Saloua Ghrissa fait face à une campagne de discréditation médiatique, remettant en cause la présomption d’innocence et fragilisant davantage les défenseurs des droits humains. Intersection Association for Rights and Freedoms, qui suit de près cette affaire, dénonce une instrumentalisation de la justice et appelle à un procès équitable, dénonçant les pressions exercées sur la militante et sur l’ensemble du tissu associatif tunisien.
Iyad Bousselmi, un expert en migration pris dans la tourmente judiciaire
En prison depuis le 8 mai 2024, Iyad Boussalemi est un diplomate de carrière ayant travaillé pendant vingt ans au sein du corps diplomatique tunisien et dans des structures des Nations Unies. Fort de cette expérience, il a pris la direction de l’association Tunisie Terre d’Asile en avril 2023, où il s’est engagé dans la défense des droits des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile, tout en œuvrant pour une meilleure compréhension des enjeux migratoires.
Son arrestation s’inscrit dans une vague de poursuites visant des acteurs associatifs travaillant sur la migration en Tunisie. Arrêté en même temps que l’ancien directeur de l’association et son responsable financier, il fait face à des accusations dont les détails n’ont pas été officiellement révélés. Son incarcération suscite de vives inquiétudes quant à l’évolution du climat répressif entourant les organisations humanitaires et les défenseurs des droits des migrants dans le pays.
Le Forum tunisien des droits économiques et sociaux a indiqué le 13 février dernier que les accusations de blanchiment d’argent et de complot ont été abandonnées. Malgré cela, M. Bousselmi est encore en prison.
Abderrazak Krimi, un humanitaire accusé de malversations
En prison depuis le 9 mai 2024, Abderrazak Krimi est un militant de la société civile et chef de projet au Conseil tunisien pour les réfugiés, une organisation humanitaire œuvrant à la gestion des questions liées à l’asile en Tunisie. Son travail visait à soutenir les autorités tunisiennes dans la recherche de solutions adaptées aux difficultés rencontrées par les réfugiés dans le pays.
Son arrestation est intervenue en même temps que celle du président de l’association, à l’occasion de l’annonce d’un appel d’offres destiné à l’hébergement des réfugiés et demandeurs d’asile vulnérables, dans le cadre d’un processus conforme aux exigences légales en matière de transparence. Il fait l’objet d’une enquête pour « constitution d’un consortium pour blanchir de l’argent en exploitant les facilités d’activités sociales, escroquerie, détention et utilisation de documents frauduleux ».
Entendu par le greffe d’instruction, tant au tribunal de première instance de Tunis qu’à la section judiciaire économique et financière, Abderrazak Krimi se retrouve au cœur d’un dossier sensible, qui soulève des interrogations sur la criminalisation croissante de l’action humanitaire en Tunisie.
Mustapha Jemali, un ex-haut responsable de l’ONU poursuivi pour blanchiment
En prison depuis le 9 mai 2024, Mustapha Jemali est un ancien cadre des Nations Unies, ayant occupé le poste de directeur régional du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Fort de son expérience, il a fondé et présidé, en 2016, le Conseil tunisien pour les réfugiés, une organisation non gouvernementale visant à gérer les questions d’asile en Tunisie et à appuyer les autorités dans la recherche de solutions aux défis liés aux réfugiés.
Son arrestation est intervenue dans le cadre de l’annonce d’un appel d’offres destiné à l’hébergement des réfugiés et demandeurs d’asile vulnérables, en conformité avec les lois nationales et les exigences de transparence. Il est accusé de « constitution d’un consortium pour blanchir de l’argent en exploitant les facilités d’activités sociales, escroquerie et utilisation de documents frauduleux ».
Entendu par le greffe d’instruction au tribunal de première instance de Tunis et à la section judiciaire économique et financière, Mustapha Jemali se retrouve au cœur d’une affaire qui suscite de vives inquiétudes sur la répression des acteurs engagés dans l’aide humanitaire et la gestion des questions migratoires en Tunisie.
Sonia Dahmani, une avocate condamnée pour ses prises de parole
En prison depuis le 11 mai 2024, Sonia Dahmani est une avocate et personnalité médiatique tunisienne connue pour son franc-parler et ses critiques des conditions économiques et sociales du pays. Son arrestation a eu lieu après une déclaration jugée trop critique, ce qui lui a valu une inculpation en vertu du décret 54, un texte de loi controversé qui punit la diffusion de « fausses nouvelles ».
Le 6 juillet 2024, elle a été condamnée à un an de prison pour ses propos. Mais son cas ne s’est pas arrêté là. Le 10 octobre 2024, un second mandat d’arrêt a été émis contre elle pour des déclarations dénonçant les pratiques racistes envers les Tunisiens noirs, un sujet pourtant documenté par plusieurs recherches et rapports médiatiques, tant nationaux qu’internationaux.
Son incarcération illustre la répression croissante contre les voix critiques en Tunisie, notamment celles qui abordent des sujets sensibles comme les inégalités économiques et les discriminations raciales.
Mohamed Iqbal Khaled, un maire poursuivi pour un projet d’aide aux migrants
En prison depuis le 10 mai 2024, Mohamed Iqbal Khaled est un homme politique indépendant, élu maire de Sousse le 18 juin 2019 après avoir conduit une liste hors des grands partis. Pendant son mandat, il s’est distingué par son engagement en faveur des populations vulnérables, notamment durant la crise du Covid, où il a œuvré à la prise en charge des migrants et au renforcement du travail associatif dans la ville.
Son arrestation est liée à un partenariat entre la municipalité de Sousse et l’Association Tunisie Terre de Refuge en vue de l’ouverture d’un bureau d’orientation et de conseil pour les migrants et les réfugiés. Il est poursuivi pour blanchiment d’argent, escroquerie, formation d’une association pour l’entrée des étrangers et exploitation de l’emploi.
Cette affaire s’inscrit dans une série d’arrestations visant des acteurs politiques et associatifs impliqués dans l’aide aux migrants, soulevant des interrogations sur la criminalisation de l’action municipale et des initiatives humanitaires en Tunisie.
Rached Tamboura, un artiste condamné pour ses œuvres engagées
En prison depuis juillet 2023, Rached Tamboura est un jeune artiste dont les dessins dénonçaient le traitement infligé aux migrants subsahariens et les vagues de violences racistes ayant secoué la Tunisie début 2023. Ses œuvres faisaient écho aux tensions nées après un discours présidentiel évoquant des « tentatives de changement de la composition démographique en Tunisie ».
L’affaire a éclaté lorsqu’un délégué de Monastir a déposé une plainte contre lui après la découverte de dessins muraux à l’effigie du président Kaïs Saïed, accompagnés de tags tels que « raciste, servile, fasciste ». Accusé d’offense au chef de l’État et d’atteinte à un fonctionnaire public, il a été jugé en première instance et condamné à deux ans de prison, une peine confirmée en appel par la Cour d’appel de Monastir.
Le cas de Rached Tamboura a suscité une large mobilisation. Amnesty International, dans un communiqué publié le 4 avril 2024, a appelé à une action urgente pour sa libération, dénonçant une atteinte à la liberté d’expression. Son collectif de soutien a également mis en avant son statut d’artiste et non de criminel, publiant des images de son atelier figé dans le temps, avec ses pinceaux et pots de peinture soigneusement rangés.
Sa famille, quant à elle, a lancé un appel au début de l’année 2024, alertant sur la dégradation de son état de santé après qu’il eut entamé une grève de la faim sauvage. Son emprisonnement continue de cristalliser les inquiétudes quant à la répression des voix dissidentes en Tunisie.
Un signal alarmant pour les libertés en Tunisie
L’emprisonnement de ces figures engagées envoie un signal préoccupant quant à l’avenir des libertés publiques et du militantisme en Tunisie. Qu’ils soient humanitaires, militants, avocats ou artistes, leur sort illustre la fragilité de l’espace démocratique et la criminalisation grandissante de l’action citoyenne. Face à cette répression, des voix s’élèvent, tant en Tunisie qu’à l’international, pour dénoncer ces dérives et réclamer le respect des droits humains et des principes de justice équitable. Mais en attendant, ces hommes et ces femmes restent enfermés, laissant derrière eux des familles brisées et des causes suspendues dans l’incertitude.
Maya Bouallégui