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le régime Kaïs Saïed à la barre

- Tunisie
mars 05, 2025

Premier jour du procès du complot contre l’État : le régime Kaïs Saïed à la barre

 

Le procès du complot contre l’État s’est ouvert hier. Dans leurs plaidoiries, les avocats ont laissé de côté le fond de l’affaire pour axer sur la forme du procès et, dans la foulée, faire celui du régime Kaïs Saïed.

 

Les amateurs de spectacles judiciaires et de plaidoiries enflammées ont été bien servis mardi 4 mars 2025, lors de l’ouverture du procès dit du complot contre l’État. Cette affaire, qui implique une cinquantaine de prévenus, réunit principalement des personnalités politiques et médiatiques.

Devant le palais de justice, une vingtaine de manifestants, mobilisés à l’appel du Réseau tunisien des droits et libertés, ont brandi une large pancarte proclamant : « Non aux procès à distance, non à une justice qui ne garantit pas les droits », accompagnée des portraits des détenus.

Contrairement aux craintes exprimées par certains, les forces de police du palais de justice de Bab Bnet ont permis l’accès à la salle d’audience. Journalistes, familles et observateurs, parmi lesquels des diplomates occidentaux et deux représentants du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, ont ainsi pu assister aux débats.

 

 

Une confusion surréaliste dès l’ouverture du procès

À l’intérieur, le brouhaha était indescriptible. La salle, bondée, vibrait d’une solidarité tacite entre les familles des prévenus. Un sentiment puissant unissait l’assistance : l’injustice qui frappe leurs proches depuis plus de deux ans. Des pancartes affichant les visages des prisonniers politiques étaient brandies, et chacun avait conscience d’être témoin d’un procès qui marquera l’histoire, tant son caractère judiciaire semblait secondaire face à son poids politique. La dimension politique était omniprésente, palpable à travers la forte présence de figures influentes, aussi bien parmi les avocats que les responsables politiques.

Soudain, dans une ferveur spontanée propre à ces instants de tension, l’hymne national a retenti. L’assemblée a scandé avec force le célèbre slogan : « Libertés, libertés, ô justice aux ordres ! » (حريات حريات يا قضاء التعليمات).

La cour fait son entrée, imposant le silence dans la salle. Tout le monde se lève, les avocats s’apprêtent à entamer leur show. Comme dans une salle de classe, le président d’audience commence à appeler les prévenus un à un, distinguant les prisonniers des présents et signalant les fugitifs.

Lorsque vient le tour de Karim Guellaty, le juge l’inscrit, sans même vérifier, parmi les fugitifs. Mais immédiatement, l’intéressé l’interpelle et affirme être bien présent dans la salle. Avec fermeté, il rappelle qu’il n’a jamais fui la justice, contrairement à ce qu’indique le rapport final du juge d’instruction. Pris de court, le président de la cour hésite un instant, puis se résout finalement à inscrire son nom parmi les présents.

 

 

Des absents, un inconnu et une justice expéditive

Les avocats défilent tour à tour devant le juge pour présenter leurs mandats de représentation avant d’entamer leurs plaidoiries. Dans la salle, tous les regards sont braqués sur les écrans accrochés aux murs, retransmettant en direct les images de la salle d’audience spéciale de la prison de la Mornaguia, où les détenus impliqués dans l’affaire étaient censés comparaître à distance.

Mais à la surprise générale, la salle de la prison est pratiquement vide. Un seul détenu apparaît à l’écran, un visage inconnu pour la grande majorité des avocats et des observateurs. Un instant, certains le prennent même pour un maton. Il s’agit en réalité de Hattab Slama, un simple vendeur d’automobiles au parcours modeste, arrêté dans des circonstances absurdes. N’ayant qu’un niveau scolaire de 7e année et totalement étranger au monde politique, il ignorait jusqu’au sens du mot complot avant de se retrouver mêlé à cette affaire par un malencontreux concours de circonstances. Son tort ? Sa voiture était garée à Sidi Bou Saïd, non loin du domicile de Khayem Turki. Un élément jugé suffisant pour que son nom soit ajouté à la liste des accusés, comme s’il s’agissait d’une simple formalité pour gonfler les chiffres. Comme les autres, il n’a été interrogé qu’une seule fois durant l’instruction. Malgré ses protestations affirmant qu’il ne connaît aucun des prévenus, il a été placé en détention et y croupit depuis plus de deux ans. Hier encore, malgré l’émotion suscitée par ses avocats dans la salle, sa demande de libération a été rejetée. Preuve, peut-être, que le juge ne s’est pas encore penché sur le fond du dossier.

Outre Hattab Slama, un autre visage est apparu à l’écran : Saïd Ferjani, détenu dans une autre affaire. À son insu, le dirigeant islamiste a été amené devant la caméra pour assister à distance à son procès. Pris de court, il a immédiatement exprimé son refus de cette procédure et exigé d’être physiquement présent face au juge.

 

 

Une bataille autour de la présence des prisonniers

Le ton est donné. Les avocats se succèdent à la barre, insistant sur un point crucial : la présence des prisonniers. Pour eux, si ces derniers ne sont pas apparus dans la salle d’audience spéciale aménagée par la prison, c’est parce que l’administration pénitentiaire a délibérément refusé de les y conduire.

« Il est inconcevable que mon client s’absente de son propre procès. Il tenait à y assister, il me l’a affirmé encore hier », s’indigne Saïda Akremi, avocate et épouse de l’ancien ministre de la Justice Noureddine Bhiri.

Un brouhaha envahit de nouveau la salle. Les interrogations fusent sur les raisons de cette absence. Face à la pression, les représentants de la prison affirment que ce sont les détenus eux-mêmes qui ont refusé de se présenter à l’audience. Mais leur déclaration soulève immédiatement un problème : ils ne disposent d’aucune preuve écrite pour l’attester. Coincés, ne sachant comment justifier leur position, les agents pénitentiaires décident alors d’amener d’autres détenus pour témoigner. Une tentative vaine, car ces témoignages sont jugés irrecevables : les prisonniers, en état de captivité, peuvent être soumis à des pressions de leurs geôliers.

Conscients de l’ampleur du malaise, les agents pénitentiaires évitent alors de trop s’exposer devant la caméra, par crainte d’être personnellement tenus pour responsables de l’absence des détenus. Certes, certains, comme Issam Chebbi, avaient publiquement annoncé leur boycott du procès, dénonçant « l’absence des conditions d’un procès équitable ». Mais qu’en est-il de Kamel Letaïef, Khayem Turki, Ghazi Chaouachi et des autres ?

Le cœur du procès s’efface progressivement, laissant place à un débat inédit : comment juger des accusés absents dans un procès à distance ? D’un côté, il y a Saïd Ferjani, amené devant la caméra sans en être informé, et de l’autre, des prisonniers dont on ignore s’ils ont refusé de comparaître ou s’ils en ont été empêchés.

Une chose est certaine : les prévenus réclamaient un procès public, diffusé en direct à la télévision, afin de démontrer aux Tunisiens l’inconsistance du dossier et des accusations. Le régime, lui, avait opté pour un procès à distance. Dans cette bataille stratégique, avocats et prisonniers semblent avoir réussi leur pari : perturber le déroulement du procès et mettre en lumière ses nombreuses failles.

 

 

Un procès où le juge devient l’accusé

Un autre fait marquant des plaidoiries a été la prise à partie directe du juge par plusieurs avocats. La salle d’audience a ainsi vu un renversement inattendu des rôles : ce n’était plus seulement les accusés qui étaient jugés, mais aussi le magistrat chargé de présider le procès.

« Regardez Noureddine Bhiri, il était ministre de la Justice il y a quelques années, il est aujourd’hui prisonnier », lance Me Saïda Akremi, en guise d’avertissement.

Un autre avocat enfonce le clou : « Vous ne savez pas comment les choses vont évoluer, monsieur le président. Vous allez endosser seul la responsabilité de ce procès et de ses verdicts. Ceux qui donnent les ordres feront tout pour se dérober. D’ailleurs, ils commencent déjà à le faire : le président de la République a affirmé hier qu’il ne s’immisçait pas dans le travail judiciaire. La cour assumera seule cette responsabilité. »

Dès lors, toutes les plaidoiries ont suivi cette même direction. L’affaire du complot semblait reléguée au second plan. Ce que l’on jugeait, c’était Kaïs Saïed, son régime, sa vision de la justice et, surtout, le juge lui-même. La pression exercée sur Lassâad Chamakhi atteignait son paroxysme, chaque avocat cherchant à l’amener à prendre conscience du poids des décisions qu’il allait rendre.

Mais malgré cette offensive verbale, le magistrat est resté de marbre. Son visage, impassible, ne laissait transparaître aucune émotion. Insensible aux menaces à peine voilées qui lui étaient adressées, il affichait un détachement qui contrastait avec la tension électrique de la salle.

 

Un juge sous le feu des critiques

Loin du tribunal de Bab Bnet, sur les réseaux sociaux, le juge Lassâad Chamakhi était la cible d’un véritable lynchage. Son passé a été exhumé, notamment son rôle dans l’affaire Imed Trabelsi, et des rumeurs sur une vieille affaire de mœurs ont refait surface.

« Cette affaire est un scandale à tous les niveaux. Elle poursuivra tous ceux qui y ont contribué, de près ou de loin », a juré Hichem Ajbouni, leader du parti Attayar.

Au final, tout a été évoqué, sauf le fond du dossier. Les multiples aberrations contenues dans le procès-verbal de fin d’instruction ont été éclipsées par l’enjeu politique du procès.

Peu avant 17 heures, l’audience a été levée. La cour a refusé la libération de tous les prisonniers, mais n’a, heureusement, pas ordonné de nouvelles arrestations.

Le prochain acte de cette saga judiciaire est fixé au 11 avril. Il s’annonce encore plus politisé que le premier, tant le dossier regorge de contrevérités, d’approximations et d’incohérences flagrantes.

 

Une justice sous tension, un procès sous haute surveillance

L’ouverture du procès du complot contre l’État a donné lieu à une audience où le droit s’est effacé derrière les considérations politiques. Entre l’absence inexpliquée des prisonniers, la confusion sur leur statut et la mise en accusation implicite du juge, le tribunal de Bab Bnet a été le théâtre d’une bataille où chaque camp tentait d’imposer sa lecture des événements.

Les avocats ont fait de ce procès une tribune pour dénoncer le régime et sa mainmise sur la justice, tandis que la défense des accusés semblait reléguée au second plan. La tension s’est propagée au-delà des murs du tribunal, avec une féroce campagne sur les réseaux sociaux visant le juge Chamakhi, devenu malgré lui l’un des symboles de cette affaire.

Au final, aucune avancée judiciaire concrète, si ce n’est le maintien en détention des prisonniers et le report du procès au 11 avril. D’ici là, le dossier continuera de nourrir le débat public et de diviser l’opinion. Mais une certitude demeure : ce procès dépasse largement le cadre juridique et s’inscrit dans une lutte politique aux enjeux bien plus vastes que la simple recherche de la vérité judiciaire.

 

Raouf Ben Hédi