Kaïs Saïed semble être en colère face à ce qu’il perçoit comme une résistance des banques à ses réformes et notamment la nouvelle loi sur les chèques. En parallèle, les réseaux sociaux, notamment sur les pages dites proches au président, on ne cesse de diaboliser les banques les accusant de cupidité et d’appauvrissement du citoyen. Mais derrière cette colère présidentielle se cache une réalité plus complexe, faite de failles législatives, de communication défaillante et de manipulation de l’opinion publique.
Depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur les chèques au début du mois de février, le président de la République, Kaïs Saïed, semble avoir trouvé un nouveau bouc émissaire pour expliquer les perturbations économiques : les banques. Le président de la République multiplie en effet les attaques contre les banques tunisiennes, les accusant d’entraver la relance économique du pays. Deux rencontres consécutives avec le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Fethi Zouhair Nouri, en l’espace de huit jours, illustrent l’exaspération du chef de l’État face à un secteur bancaire qu’il désigne comme responsable du marasme économique. En toile de fond, une stratégie politique claire : détourner l’attention de l’opinion publique des véritables causes de la crise, à savoir une loi sur les chèques mal conçue, adoptée sans plan de communication ni accompagnement législatif.
Une offensive répétée contre les banques
Le 15 janvier 2025, Kaïs Saïed reçoit le gouverneur de la BCT et lui rappelle le devoir des banques de s’inscrire dans l’effort national pour relancer l’économie et simplifier les transactions financières. Moins d’un mois plus tard, le 13 février, le chef de l’État convoque de nouveau Fethi Zouhair Nouri, affirmant que la Tunisie a pu régler 40% du service de la dette de l’année grâce à la politique du « compter-sur-soi ». Entre ces deux rencontres, les critiques se font de plus en plus présentes sur les réseaux sociaux, alimentées par des pages favorables au pouvoir qui accusent les banques d’agir contre les intérêts du peuple et d’être cupides avec leurs tarifications excessives et leurs intérêts élevés.
La troisième convocation, le 21 février, marque un tournant. Le président Saïed remet en cause l’autonomie de la Banque centrale et annonce son intention de modifier la loi de 2016 qui régit son fonctionnement. Celle-ci doit être modifiée, selon le chef de l’État, afin de mieux aligner ses décisions sur les orientations économiques de l’État.
Il critique ouvertement la décision d’augmentation des taux d’intérêt, la qualifiant d’injustifiée, alors que celle-ci a été prise par le Conseil de la BCT, où siègent des représentants du gouvernement.
Lors de ces deux dernières rencontres, le ton du président s’est durci, critiquant vertement la Banque centrale et les banques commerciales. Il a notamment dénoncé une absence de transparence et une attitude jugée réticente face aux réformes qu’il impose.
Le vrai malaise
Mais cette colère présidentielle semble dissimuler un malaise plus profond : l’incapacité de l’État à accompagner la nouvelle loi sur les chèques d’un plan de communication clair et d’une législation explicative. En effet, la loi a été mise en œuvre sans étude de faisabilité préalable, laissant les banques, les institutions publiques et les citoyens dans le flou. Cette situation a engendré une application chaotique de la loi, avec des failles exploitées par certaines banques pour augmenter discrètement leurs tarifications.
La nouvelle loi sur les chèques : Un échec annoncé ?
La nouvelle loi sur les chèques, censée moderniser les transactions financières, a eu l’effet inverse. Selon Ghazi Moalla, analyste et chef d’entreprise, le nombre de chèques traités quotidiennement est passé de 80.000 à 1.000 via l’application TuniChèque. Ce ralentissement s’explique par la lourdeur du processus de validation, qui prend cinq minutes par chèque, et par le manque d’équipement adapté dans certaines institutions publiques.
« Entre le 2 et le 12 février, l’application TuniChèque a traité 10.000 chèques, soit 1.000 par jour. Avant, nous en traitions 80.000 quotidiennement ! », déplore Ghazi Moalla. Un constat accablant qui illustre les difficultés rencontrées par les citoyens et les entreprises dans leurs transactions quotidiennes.
De plus, les banques islamiques, qui utilisent le modèle de la « Mourabaha », ont refusé d’appliquer la baisse des taux d’intérêt, prétextant que leur modèle économique ne repose pas sur les intérêts. Cette situation a créé une inégalité entre les citoyens, certains bénéficiant de la mesure tandis que d’autres en sont exclus. Ridha Chkoundali, professeur universitaire en sciences économiques, a qualifié cette exclusion d’injuste et de contraire à l’esprit de la mesure.
« Il est illogique et non raisonnable d’exclure les banques islamiques, car elles déterminent leurs marges bénéficiaires en se basant sur le taux d’intérêt directeur », explique Ridha Chkoundali. Une prise de position qui met en lumière les incohérences de la nouvelle loi et les tensions qu’elle a engendrées.
Une campagne de dénigrement bien orchestrée
En parallèle de ces dysfonctionnements, une campagne de dénigrement des banques s’est intensifiée sur les réseaux sociaux. Les partisans du président Saïed accusent les banques d’être responsables du marasme économique et des perturbations liées aux chèques. Cette diabolisation du secteur bancaire semble orchestrée pour détourner l’attention des véritables causes de la crise : l’absence de communication et de préparation de l’État.
Le président Saïed, en alimentant cette campagne, cherche à faire porter le chapeau aux banques plutôt qu’à sa propre politique. Cette stratégie de manipulation de l’opinion publique vise à éviter que les citoyens ne remettent en question la pertinence de la nouvelle loi et l’incapacité de l’État à la mettre en œuvre efficacement.
« Il y a une véritable campagne hostile contre les banques, notamment sur les pages dites proches du pouvoir », dénonce un observateur de la scène politique tunisienne. Une situation qui alimente les tensions et la défiance envers le secteur bancaire, déjà fragilisé par la crise économique.
La défense des banques : entre volonté d’appliquer la loi et incompréhension
Il est essentiel de prendre la défense des banques (à l’exception des banques islamiques), qui ont exprimé leur volonté sincère d’appliquer les nouvelles lois. Cependant, elles se heurtent à une législation mal rédigée, techniquement complexe et irréaliste par rapport aux besoins des citoyens. Les banques ne peuvent être tenues responsables des failles d’une loi qu’elles n’ont pas rédigée et dont elles peinent à comprendre les implications pratiques.
L’État, en ne fournissant pas de directives claires et en ne menant pas d’étude préalable, a laissé les banques naviguer à vue. Cette situation a conduit à des interprétations divergentes de la loi et à des contournements de ses dispositions. Les banques, prises entre le marteau de la législation et l’enclume de la colère présidentielle, se retrouvent dans une position intenable.
« Les banques ont exprimé leur volonté d’appliquer la loi, mais elles ne comprennent pas comment le faire », confie un responsable bancaire sous couvert d’anonymat. Le même qui relève comment la BCT a relevé les taux d’intérêt, alors que le président estime, devant le gouverneur de la BCT, qu’il n’y a aucune raison à cela. « Si même la BCT ne comprend pas les directives, que dire alors des banques ? », s’étrangle-t-il.
Une situation qui illustre le fossé entre les intentions du législateur et la réalité du terrain.
Un rideau de fumée pour masquer l’échec gouvernemental
L’État tunisien, en pondant une loi sans l’accompagner d’un plan de communication clair, a laissé tous les acteurs dans le flou. Les banques, les institutions publiques et les citoyens se retrouvent confrontés à une législation complexe et mal expliquée, ce qui a engendré une application chaotique et des failles exploitées par certains établissements financiers.
« L’État n’a pas fait son travail de communication, déplore un analyste économique. Il a pondu une loi, mais il ne l’a pas expliquée, laissant tous les acteurs dans le flou ». Une critique qui pointe du doigt l’absence de préparation et de concertation en amont de la mise en œuvre de la nouvelle loi.
De plus, l’État est également fautif, puisque sa nouvelle loi n’a été basée sur aucune étude de faisabilité préalable. Une situation qui a conduit à des dysfonctionnements et à une défiance accrue envers le secteur bancaire, déjà fragilisé par la crise économique.
Un Kaïs Saïed qui n’assume pas son flou
La crise actuelle en Tunisie est le résultat d’une combinaison de facteurs : une nouvelle loi mal préparée, une absence de communication de l’État et une campagne de dénigrement orchestrée contre les banques. Le président Kaïs Saïed, en exprimant sa colère contre les institutions financières, cherche à détourner l’attention des véritables causes de la crise. Pour sortir de cette impasse, il est crucial que l’État assume ses responsabilités, clarifie la législation et engage un dialogue constructif avec les banques. Seule une approche collaborative permettra de surmonter les défis économiques actuels et de rétablir la confiance des citoyens dans le système financier.
Maya Bouallégui