Tout ce quil ne faut pas savoir sur la Cité médicale des Aghlabides à Kairouan
*Illustration imaginaire générée par IA, sans aucun lien avec la structure réelle du projet
Cinq ans. C’est le temps qu’il aura fallu pour que le projet de la Cité médicale des Aghlabides à Kairouan passe de promesse électorale à mirage bureaucratique. Annoncé en fanfare par le président de la République, Kaïs Saïed, dès janvier 2020, ce projet colossal est rapidement devenu un symbole de l’amateurisme et de l’inefficacité de l’administration tunisienne, coincé dans un enchevêtrement de décisions contradictoires, de comités inutiles et d’annonces creuses.
Aujourd’hui, alors que les travaux sont censés débuter en 2026, la réalité est accablante : le terrain n’a même pas été déclassé, le financement reste flou, et les chiffres avancés par la présidence et le gouvernement ne cessent de diverger. Retour sur l’une des plus grandes impasses économiques et politiques du mandat de Kaïs Saïed.
30 janvier 2020 : à peine cent jours après son investiture, Kaïs Saïed annonce la création d’un grand centre hospitalier à Kairouan lors de l’unique interview télévisée qu’il a alors donnée à la chaîne publique Wataniya 1.
Présenté comme un « projet pilote », ce centre médical doit permettre de réduire les inégalités régionales et d’attirer des patients étrangers. Le président affirme que les financements sont en cours de discussion et que les travaux devraient commencer rapidement.
10 juillet 2020 : première réunion de la commission de mise en œuvre que le président de la République vient de créer. Kaïs Saïed affirme que le projet va créer 50.000 emplois et annonce que deux autres cités médicales verront le jour, au nord et au sud du pays. Pourtant, rien ne bouge.
27 février 2021 : plus d’un an après l’annonce présidentielle, Kaïs Saïed se rend sur le terrain… où il ne trouve rien ! Il assure que « les travaux commenceront bientôt », mais ne donne aucune date. Le pôle de technologies médicales annoncé en marge de cette visite n’aura jamais d’existence concrète
28 janvier 2022 : le projet semble enfin avancer avec la création par décret présidentiel d’une unité de gestion par objectifs, sous la tutelle du ministère de la Défense. Cette unité est censée superviser le projet pendant deux ans avec une prolongation possible d’un an. Un énième comité, sans effet visible.
27 mars 2024 : lors d’une nouvelle réunion à Carthage, Kaïs Saïed se plaint des blocages et accuse des parties nationales et étrangères de saboter le projet. Il évoque à nouveau des « obstacles juridiques » et promet des mesures exceptionnelles pour accélérer le processus. Toujours aucune avancée concrète.
3 avril 2024 : un conseil ministériel annonce la création de la « Société Aghlabide de la Cité Médicale de Kairouan », une entreprise publique censée gérer le dossier sous tous ses aspects. Encore une décision administrative, sans début des travaux. Ahmed Hachani, alors chef du gouvernement annonce que le projet allait créer quelque 42.000 emplois.
15 août 2024 : Kaïs Saïed discute à nouveau du projet avec la ministre de l’Équipement. Il insiste sur « l’élimination des obstacles », ce qui sous-entend qu’ils persistent.
18 septembre 2024 : la Chine se montre intéressée par le projet mais n’accorde aucun financement. Pékin propose seulement des études de faisabilité, ce qui signifie que le projet reste en suspens.
24 octobre 2024 : un décret présidentiel est évoqué durant un conseil des ministres tenu à Carthage pour définir l’organisation administrative et financière du projet. Encore une avancée bureaucratique, mais pas un coup de pelle sur le terrain.
23 décembre 2024 : le conseil d’administration de la Cité médicale tient sa première réunion et nomme Riadh Hentati PDG du projet. La machine administrative tourne, mais le chantier est toujours à l’arrêt.
30 décembre 2024 : Riadh Hentati affirme que les travaux débuteront en 2026, avec un coût estimé à 1,3 milliard de dollars. Problème : le terrain destiné à la construction n’a même pas encore été déclassé. Dans un élan d’enthousiasme, il compare ce projet à la Silicon Valley, une exagération qui frôle le ridicule tant le retard accumulé rend cette comparaison absurde. Imaginer un tel pôle technologique et médical alors que même la phase de déclassement du terrain n’a pas commencé relève du fantasme. Et c’est clair, M. Hentati n’a absolument aucune idée sur ce qu’est réellement la Silicon Valley pour oser une telle comparaison farfelue.
11 février 2025 : par arrêté conjoint de la ministre de l’Équipement et de l’Habitat et du ministre de la Santé, on procède à la nomination des administrateurs du conseil d’administration de l’Établissement de la Cité médicale les Aghlabides à Kairouan. Cette nomination décidée par arrêté intervient plus de deux mois après la tenue de la première réunion du conseil. Comment ce conseil s’est-il réuni en décembre 2024 alors qu’il n’a été nommé en février 2025 ? Encore une absurdité et un vice de procédures flagrant.
22 février 2025 : Kaïs Saïed promet que « la construction sera bientôt entamée« . Il s’indigne que le projet ait été entravé, mais ne donne aucune garantie sur un calendrier précis. Il parle encore de parties nationales et étrangères qui sabotent le projet. Une nouvelle fois, il évoque les 50.000 emplois contredisant ainsi ce qu’a annoncé son ancien chef du gouvernement quelques mois plus tôt.
24 février 2025 : un protocole d’accord est signé avec la Chine. Un énième document, mais toujours pas d’action concrète sur le terrain.
50.000 emplois ? Non, 42.000. Qui dit vrai ?
Dès le début, les chiffres avancés sur le projet n’ont cessé de fluctuer, révélant un amateurisme flagrant dans sa gestion. Alors que Kaïs Saïed parle constamment de 50.000 emplois, le gouvernement, lui, mentionne 42.000. Un écart de 8.000 emplois (soit 16%) qui en dit long sur le flou total autour de ce projet. Quand on parle d’un projet d’une telle envergure, comparé soi-disant à la Silicon Valley, on se doit d’être précis à la virgule près.
L’incertitude ne s’arrête pas là : en 2021, la présidence parlait de « travaux imminents », avant de repousser à 2024, puis à 2026. Mais à ce jour, rien ne garantit encore que les délais seront respectés et on ne sait même pas si le terrain a été déclassé ou pas encore.
Absence des basiques du XXIe siècle
Ce qui est à relever des différentes dates et des différentes interventions présidentielles et officielles, c’est qu’il n’y a aucune visibilité concrète. Qui sont les architectes, les urbanistes et les maîtres d’œuvre ? Sur quelle étude scientifique et technique s’est basé le montant de 1,3 milliard de dollars annoncé par le PDG ? Et pourquoi parle-t-il en dollars et non en dinars ? Et qui va débloquer ce montant et pourquoi ? D’après nos informations, le budget de l’État 2025 ne prévoit aucun grand montant dédié à ce projet. De quoi sera exactement composée la cité, c’est-à-dire combien y a-t-il d’hôpitaux et de structures médicales ?
À quoi servirait l’hôpital de Kairouan, financé par les Saoudiens, dont les travaux ont commencé il y a quelques semaines ?
À ce jour, il n’y a même pas de maquettes, ni de plan détaillé de cette cité médicale.
Parfois, on frise le ridicule. S’exprimant sur le projet la semaine dernière avec le ministre de la Santé, Kaïs Saïed a affirmé que la cité comportera une fac de médecine, un bureau de poste et un bureau d’assurance-maladie ! Sait-il que ce genre de bureaux ne sert plus à grand-chose à l’ère numérique et que la majorité des transactions se fait par ordinateurs et smartphones ? Si la cité est bien futuriste comme les discours propagandistes la dessinent, de tels bureaux sont juste inutiles.
Tous ces éléments sont des basiques à connaitre avant de parler du projet et de chercher son financement. Quelle que soit la partie qui va le financer, elle va exiger un business plan détaillé du projet et une étude de sa rentabilité. Or tout cela n’existe pas à ce jour et ce plus de cinq ans après les premiers propos du président à son sujet.
Un projet présidentiel devenu un fiasco national
Pourquoi la Cité médicale de Kairouan n’a-t-elle jamais démarré ? Plusieurs raisons expliquent cette lenteur ahurissante :
– Une bureaucratie paralysante, où les comités et décrets s’empilent sans résultats tangibles.
– Un manque total de cohérence financière, avec des annonces de partenariats floues et des estimations budgétaires changeantes.
– Une incapacité chronique à débloquer les procédures administratives essentielles, comme le déclassement du terrain.
– Des discours populistes du président, qui préfère dénoncer de prétendus saboteurs plutôt que d’admettre les carences de son propre système.
En 2026, le chantier finira-t-il par démarrer ? Rien n’est moins sûr. Ce qui est certain, c’est que la « Cité médicale des Aghlabides » est aujourd’hui le symbole parfait de l’inefficacité de l’État tunisien à concrétiser ses grandes ambitions.
Cela n’a rien de surprenant, ni d’une première. Tous les projets portés par Kaïs Saïed connaissent des échecs similaires, comme le stade d’El Menzah qui a été démoli, mais on ne sait pas encore comment il va être reconstruit, les sociétés communautaires qui tardent à démarrer et à porter quelques fruits et qui sont devenues la risée des réseaux sociaux ou encore la récupération des biens dérobés par de soi-disant hommes d’affaires véreux.
Et pendant ce temps, les habitants du centre et du sud du pays attendent toujours un accès décent aux soins médicaux.
Maya Bouallégui