Les lourdes peines prononcées dans l’affaire Instalingo sont sans précédent et varient entre cinq et 54 ans de prison.
Retour sur une affaire qui a secoué l’opinion publique et l’opinion politique ces dernières années.
La chambre criminelle n°2 du tribunal de première instance de Tunis a rendu, mercredi 5 février 2025, son verdict dans l’une des trois affaires Instalingo. Une série de condamnations exemplaires a été prononcée à l’encontre de figures politiques majeures du parti islamiste Ennahdha, d’influenceurs, de journalistes et de hauts cadres de l’Intérieur, marquant un tournant dans ce grand dossier judiciaire.
Des condamnations sans précédent
Parmi les peines les plus lourdes figurent :
• Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha, condamné à 22 ans de prison et une amende de 80 mille dinars.
• Hichem Mechichi, ancien chef du gouvernement, condamné par contumace à 35 ans de prison.
• Mohamed Ali Aroui, ancien porte-parole du ministère de l’Intérieur, condamné à Treize ans de prison.
• Rafik Abdessalem, ancien ministre des Affaires étrangères et gendre de Ghannouchi, condamné par contumace à 34 ans de prison.
• Soumaya Ghannouchi, fille du leader islamiste et directrice de journal, également condamnée par contumace à 25 ans de prison.
• Mouadh Ghannouchi, fils du chef d’Ennahdha et considéré comme un stratège du mouvement, écope de 35 ans de prison.
• Lotfi Zitoun, ancien ministre et ancien membre d’Ennahdha, condamné à 35 ans de prison.
• Riadh Bettaieb, ancien ministre d’Ennahdha, condamné à huit ans de prison.
• Salem Lekhili, influenceur, est sanctionné par la peine la plus lourde avec 54 ans de prison.
• Haithem Lekhili, autre influenceur, écope de 28 ans de prison.
• Yahya Lekhili, influenceur également, est condamné à 18 ans de prison.
• Saied Ferjani, dirigeant d’Ennahdha, à treize ans de prison et une amende de cinquante mille dinars.
• Lazhar Loungou, ex-haut cadre du ministère de l’Intérieur, à quinze ans de prison et une amende de 300 mille dinars.
• Chadha Haj Mbarek, journaliste salariée d’Instalingo, à cinq ans de prison.
• Chahrazed Akacha, journaliste indépendante, à 27 ans de prison (par contumace).
• Wadah Khanfar : ancien directeur d’Al Jazeera, 32 ans et une amende de 80 mille dinars.
• Adel Daadaâ, dirigeant d’Ennahdha, 37 ans
Ce verdict, très attendu, ne constitue pourtant qu’une partie d’un vaste dossier judiciaire qui s’étend sur trois affaires distinctes impliquant des dizaines de prévenus. Au total, 38 personnes ont été condamnées aujourd’hui. Au-delà des figures médiatiques, plusieurs influenceurs inconnus du public ont écopé de peines de prison allant de six jusqu’à 27 ans.
Un verdict d’une sévérité extrême
L’ampleur des peines prononcées dans cette affaire témoigne de la sévérité avec laquelle la justice tunisienne a traité ce dossier. Avec des condamnations dépassant parfois les cinquante ans de prison, les juges ont envoyé un message fort : toute tentative de porter atteinte à la sécurité de l’État ou d’alimenter des réseaux de propagande politique sur les réseaux sociaux sera sanctionnée avec la plus grande rigueur. Ce verdict, perçu par certains comme une démonstration de fermeté, soulève également des interrogations sur l’équilibre entre justice et règlement de comptes politiques.
Une affaire tentaculaire à dimension politique et sécuritaire
L’affaire Instalingo tire son origine d’une enquête lancée en septembre 2021 contre la société du même nom, spécialisée dans la communication et la création de contenu digital, installée à Kalâa Kebira, dans le gouvernorat de Sousse. Les autorités soupçonnaient l’entreprise d’être impliquée dans des activités portant atteinte à la sûreté de l’État, de blanchiment d’argent et de diffamation via les réseaux sociaux.
L’instruction a d’abord mené à la perquisition des locaux et à la saisie de 23 unités centrales, donnant lieu à une première vague d’arrestations. Rapidement, l’affaire a pris une ampleur inattendue, mettant en cause de nombreuses figures publiques, y compris des personnalités politiques, des journalistes, des blogueurs et des anciens hauts responsables de l’Intérieur.
Trois volets judiciaires pour un scandale d’envergure
L’affaire Instalingo s’est divisée en trois dossiers distincts :
La première Instalingo 1 concerne des accusations de complot contre la sécurité de l’État, d’incitation à la violence et de financement occulte. Elle a conduit à l’arrestation de plusieurs figures influentes et à l’émission de mandats d’arrêt internationaux.
La deuxième enquête Instalingo 2 se concentre sur des faits de blanchiment d’argent et de connexions entre des personnalités politiques et des circuits financiers opaques. Des journalistes, des blogueurs et des responsables de l’Intérieur y sont poursuivis.
La troisième affaire, Instalingo 3, encore en cours, vise d’autres personnalités qui risquent des condamnations similaires à celles prononcées aujourd’hui. De nombreux prévenus sont cités dans les trois dossiers, et la justice continue d’examiner leurs responsabilités.
Un procès sous haute tension
Le procès qui a abouti aux verdicts de ce 5 février a été marqué par de nombreuses tensions. Le 28 janvier dernier, plusieurs avocats de la défense avaient réclamé la convocation de l’ancien ministre de l’Intérieur Taoufik Charfeddine, accusé de manipulation du dossier. Son absence a été pointée du doigt par la défense, qui dénonce une justice à géométrie variable.
Les audiences, longues et complexes, ont réuni une quarantaine d’accusés, dont l’ancien chef du gouvernement Hichem Mechichi, l’ex-porte-parole du ministère de l’Intérieur Mohamed Ali Aroui, et plusieurs blogueurs et influenceurs accusés d’avoir orchestré des campagnes de désinformation et d’incitation à la haine sur les réseaux sociaux.
Des implications politiques profondes
Cette affaire judiciaire dépasse largement le cadre du tribunal. Elle s’inscrit dans un climat politique tendu, où les rivalités entre différentes factions se traduisent par des batailles judiciaires. Les condamnations de hauts dirigeants d’Ennahdha, parti islamiste aujourd’hui marginalisé, alimentent les accusations de justice à des fins politiques. Pour leurs partisans, ces condamnations seraient une manœuvre du pouvoir en place visant à éliminer toute opposition.
De leur côté, les autorités rétorquent que l’affaire Instalingo révèle un vaste réseau de manipulation de l’opinion publique, de financement occulte et de tentative de déstabilisation de l’État. Les lourdes peines prononcées ce mercredi envoient un message clair : les responsables de ces actions seront sanctionnés sans concession.
Avec deux autres volets judiciaires toujours en cours, le dossier Instalingo est loin d’être clos. D’autres verdicts pourraient tomber dans les mois à venir, confirmant l’ampleur d’une affaire qui, quatre ans après son éclatement, continue de faire trembler la sphère politique et médiatique tunisienne.
Maya Bouallégui