Deux couples d’amis, la petite trentaine, qui se retrouvent dans une colocation du quartier de Neukölln, à Berlin… Jusque-là, rien d’anormal. Comme toutes les six semaines, Laura et Madru ont rendez-vous chez Jana et Luka – ils ne donneront que leur prénom, pour ne pas être reconnus de leurs clients et patients respectifs.
“On s’est décidés, pour le voyage aux Galápagos”, annonce Jana. La nouvelle ne suscite ni félicitations, ni interrogations, Laura et Madru se contentent d’acquiescer. Il faut dire qu’ils en savent déjà beaucoup sur ce périple en Amérique latine, qui durera trois mois au total. Notamment sur son coût. Car ils vont contribuer à son financement – même s’ils ne seront pas du voyage.
Les quatre amis partagent toutes leurs ressources et leurs dépenses. À chaque début de mois, ils virent leurs salaires sur un compte commun, qu’ils ponctionnent en fonction des besoins, indépendamment du montant apporté par chacun. Laura, Madru, Jana et Luka n’ont rien inventé, il s’agit d’un concept né dans les milieux de gauche, baptisé “gemeinsame Ökonomie” [“économie commune”], ou “GemÖk”.
Ces collectifs peuvent rassembler de deux à plus d’une dizaine de membres, qui, souvent, ne vivent pas ensemble. Contrairement aux communautés classiques, ils ne partagent pas leur quotidien, seulement leur argent.
Les pionniers des années 1990
Difficile de savoir exactement combien de jeunes se tournent vers ce modèle, en quête de sécurité financière – il n’existe pas de réseau structuré qui les regroupe. Mais au fil des dernières années, une dizaine au moins de collectifs dans ce genre sont apparus en Allemagne, d’après l’un des membres de la toute première GemÖk, la “Coopé financière”, créée au sein d’une colocation étudiante à Göttingen, à la fin des années 1990. Aujourd’hui encore, ses sept membres continuent à partager leurs ressources. En 2019, ils ont même publié un livre pour présenter leur concept.
Ce mode de fonctionnement radical offre en théorie une certaine sécurité financière grâce au soutien de la communauté, et un rapport différent, plus solidaire, à l’argent. Une stabilité qui a de quoi faire rêver, à l’heure où les crises se succèdent, et où la perspective d’une retraite correcte semble tout aussi improbable que celle de devenir propriétaire.
C’est grâce à un podcast consacré à la Coopé financière de Göttingen que Jana et Luka ont eu l’idée de mutualiser leurs revenus avec Laura et Madru, il y a deux ans. “On était curieux, se souvient Laura. On se demandait quel effet ça faisait de partager comme ça, si ça fonctionnait vraiment.” Peu de temps après, les quatre amis se sont réunis dans le parc de Tempelhof [à Berlin]. Chacun avait apporté une liste de ses ressources et dépenses, et ils ont “tout additionné”. Tout simplement. Ils ont ensuite ouvert un compte commun et, après une phase de test de six mois, ils ont décidé de poursuivre l’aventure.
Veto et “tour d’émotions”
Dès le début, ils savaient que leurs revenus finiraient par diverger de plus en plus. Laura et Jana travaillent dans le social, Madru est ergothérapeute, et Luka médecin, bientôt psychiatre. Puisqu’il n’a pas encore fini de payer ses études, chacun contribue à peu près à parts égales pour le moment, mais dans quelque temps Luka devrait gagner largement plus que le reste du groupe. Les GemÖk doivent évidemment résister à ce genre de disparités, mais c’est aussi et surtout leur raison d’être. À condition de savoir les gérer correctement.
Nos quatre amis ont beau souligner qu’ils ont “simplement mis en commun” leur argent, à l’essai, ils ont tout de même instauré quelques règles. Celle des 100 euros, notamment : tout achat d’un montant supérieur doit être approuvé par le groupe au préalable. Un droit de veto existe contre les achats jugés superflus – une nouvelle machine à café, une paire de chaussures supplémentaire –, mais il n’a encore jamais été utilisé. Les frais de santé, une visite chez le dentiste, par exemple, ne nécessitent jamais d’accord, contrairement aux projets de vacances comme le voyage aux Galápagos.
En deux ans, Laura, Jana, Madru et Luka ont mis quelque 15 000 euros de côté, et peuvent désormais vivre pendant plusieurs mois avec deux salaires en moins, comme pendant le futur périple de Jana et Luka. Sous réserve, bien sûr, que tout le monde soit d’accord. Ce genre de décisions se prend lors des “assemblées” organisées toutes les six semaines. Et ces réunions ne tournent pas seulement autour de l’argent. En général, les quatre amis commencent par un “tour d’émotions”, sorte de bilan durant lequel chacun partage son état d’esprit du moment, ses joies et ses peines.
Ensuite, seulement, ils parlent argent. Ce jour-là, à Neukölln, une fois le voyage de Jana et Luka approuvé – budget : environ 2 500 euros par mois –, Madru prend la parole. Il voudrait réduire son temps de travail, ce qui représenterait un manque à gagner de 300 euros par mois. “Ah oui, tant que ça ?” répond Jana.
Ces moments de crispation font partie intégrante du modèle économique. La gestion d’un budget collectif, plutôt qu’individuel, repose sur des arbitrages permanents : jusqu’où se faire plaisir, quand s’arrêter pour en laisser aux autres ? Les réponses sont rarement évidentes à trouver. Pour ce faire, les membres d’une GemÖk doivent échanger au quotidien sur leurs véritables besoins – et décider ensemble de ce qui est équitable ou non.
Nos quatre Berlinois semblent s’en sortir à merveille. C’est en tout cas ce qu’ils affirment, et ce que semble confirmer l’“assemblée” de ce jour-là. Les chiffres et les envies fusent, et pourtant, ils parviennent toujours à tomber d’accord. La taille restreinte de leur groupe et la proximité géographique sont des atouts, expliquent-ils. Il est d’autant plus facile, dans ces conditions, de garder un aperçu des dépenses et de se retrouver régulièrement pour discuter.
Tout repose sur la confiance
Tout n’est pas aussi simple dans la GemÖk de Robin. La jeune femme de 25 ans travaille également dans le social et vit à Berlin. Elle aussi souhaite conserver en partie l’anonymat, car elle participe régulièrement à des occupations avec des associations de défense de l’environnement. Les six autres membres de son groupe sont éparpillés dans toute l’Allemagne, de Berlin à la Ruhr, en passant par la Hesse et la Basse-Saxe. Ils se sont rencontrés dans la forêt de Dannenrod [à une centaine de kilomètres au nord de Francfort], occupée par des activistes en octobre 2019 pour protester contre sa destruction partielle dans le cadre d’un chantier autoroutier.
Compte tenu de leur éloignement géographique, les sept membres du groupe, répartis dans quatre Länder différents, ont dû imaginer un système de partage adapté à la distance. Dès le début, ils ont décidé que chacun garderait son propre compte bancaire, et que la GemÖk fonctionnerait grâce à un outil numérique. Robin nous montre le site Internet programmé par le groupe pour l’occasion, une sorte de logiciel comptable où sont listés les différents postes budgétaires. Chacun renseigne le montant de ses revenus et de ses dépenses, et la somme totale est répartie automatiquement entre les différentes enveloppes. Près de 90 % des ressources sont consacrées aux dépenses quotidiennes, 2,5 % sont mis de côté chaque mois pour les voyages.
La nature des dépenses varie fortement d’une personne à l’autre. Grâce au soutien de sa GemÖk, Robin a pu terminer ses études sans avoir à travailler en parallèle. Un autre membre du groupe a pu entamer une thérapie, un troisième se payer un ordinateur à 1 000 euros. Mais outre l’argent, leur communauté repose sur une deuxième ressource indispensable : la confiance. Rien d’autre ne leur garantit qu’aucun d’entre eux ne ment sur ses revenus ou ne disparaîtra un jour avec la caisse. Car ils n’ont pas signé de contrat, rappelle Robin. Mais la GemÖk a renforcé leurs liens :
“Nous ne sommes pas de la même famille, mais plus que de simples amis. On ne partage pas de relations amoureuses non plus. On forme un groupe.”
Ces liens permettent aussi de surmonter les tensions inhérentes aux questions d’argent. Les membres de la GemÖk débattent souvent de leurs habitudes de consommation respectives, sans se sentir bridés pour autant, d’après Robin. Ces échanges collectifs lui ont notamment fait comprendre que l’achat d’un billet d’avion pouvait aussi se justifier, dans certains cas.
La jeune femme vit modestement, et la chambre où elle loge au sein d’une colocation en atteste. La pièce ne doit pas faire plus de 9 m2. La majeure partie de l’espace est occupée par le lit, au-dessus duquel sont accrochées quelques photos des membres de sa GemÖk, dans la prairie suisse où ils se sont réunis une fois pour discuter de leurs finances. Sur le mur d’en face trônent deux guitares. Robin compose ses propres morceaux, l’été dernier elle a joué dans les cafés, les centres culturels, les appartements et les rassemblements écologistes. Une tournée de deux mois qui aurait été impossible sans le soutien de sa communauté.
“Un sentiment de sécurité”
Cette liberté est l’une des raisons d’être de leur GemÖk, explique-t-elle. La solidarité financière qui les unit permet à chacun d’entreprendre des activités qui lui tiennent à cœur sans avoir à s’inquiéter en permanence de ses revenus. “Ça peut être un travail rémunéré, une activité militante ou une pause de six mois pour préparer une reconversion.” Cet esprit d’entraide a toutefois ses limites. L’un des membres du groupe vient justement de faire défection. Il avait proposé de mettre de l’argent de côté pour acheter collectivement une ferme dans quelque temps, et l’idée n’a pas plu à tout le monde.
Les discussions de fond comme celles qui ont animé la GemÖk de Robin ces derniers temps sont indispensables pour établir les possibilités offertes par le modèle, mais aussi ses limites. Car ces groupements ne sont généralement pas à durée déterminée. “En principe, nous nous organisons ensemble pour toujours”, explique Luka. L’exemple de Göttingen a montré que les GemÖk pouvaient survivre à des évolutions fondamentales comme la perte de revenus ou l’arrivée d’un enfant. Mais même après trente ans, les membres de la Coopé financière cherchent toujours une vraie solution pour affronter leurs vieux jours.
Du reste, le partage des ressources n’est pas la seule motivation qui a poussé Robin, nos quatre amis berlinois, et les autres à rejoindre une GemÖk. Outre la stabilité financière, ce mode de vie procure un sentiment de sécurité au moins aussi important, expliquent ses adeptes. “Le plus important à mes yeux, c’est de savoir que ce groupe sera toujours là pour moi”, confie Robin. Au bout du compte, ce sont les expériences partagées depuis la mise en commun de leurs ressources qui soudent véritablement le groupe, abonde Luka. Il se remémore souvent leur première soirée en tant que GemÖk, après le rendez-vous au parc de Tempelhof. “C’était un super moment, retirer pour la première fois 200 euros du compte commun et aller faire la fête ensemble.”