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Si même les magistrats ne font plus confiance à la justice…

- Tunisie
février 18, 2025

Trois communiqués ont été émis hier par l’Association des magistrats tunisiens. Trois communiqués qui ressemblent à un cri de détresse ou un aveu d’échec cuisant. La justice tunisienne, nous dit-on, est en détresse. Elle est devenue une marionnette entre les mains du pouvoir exécutif, un outil de répression politique, une parodie de ce qu’elle devrait être : un pilier de l’État de droit.

L’idée même de l’État de droit semble aujourd’hui n’être plus qu’une chimère, entretenue par quelques idéalistes. Même les magistrats n’y croient plus. Ils n’ont plus confiance. Et il est difficile de leur donner tort.

Pour arriver à sortir l’artillerie lourde et à le crier en utilisant des mots aussi directs et un ton aussi acerbe, la situation doit vraiment être périlleuse.

« Historiques ! », commente le magistrat Afif Jaidi les communiqués de l’AMT. « Je n’ai plus d’autres commentaires à faire », lâche, laconique, l’avocate Inès Harrath, pourtant rarement avare en commentaires. Jamais l’association des magistrats n’aura été aussi prolixe… Et pour cause, la situation de la justice ne suscite plus seulement des interrogations, elle nourrit une inquiétude grandissante.

 

« Une justice sous contrôle total »

L’AMT dénonce une ingérence « accrue » du ministère de la Justice dans les affaires judiciaires, ainsi qu’un « contrôle total ». Traduction : la justice est sous tutelle. Les nominations des juges ? Arbitraires. Les mutations et promotions ? Opaques. Le Conseil supérieur de la magistrature ? Fantôme. La Cour de cassation ? Sans président depuis deux ans.

Mais ce n’est pas tout. L’AMT évoque aussi des « changements arbitraires dans la composition des tribunaux », des audiences qui s’étirent, des juges surmenés, des justiciables perdus dans un labyrinthe de procédures absurdes. Et pendant ce temps, les dossiers politiques, eux, avancent à vitesse grand V et son traités avec une célérité suspecte et une sévérité exemplaire. De l’autre côté, les dossiers ordinaires sont noyés dans la paperasse, les retards et l’incompétence. Quand il s’agit de condamner des opposants, la justice fait soudain preuve d’une grande efficacité.

 

Les affaires se suivent…et se ressemblent

La semaine dernière, les peines sont tombées dans l’affaire Instalingo : 22 ans, 35 ans et même, un record, 54 ans pour un influenceur. Une purge en bonne et due forme.

L’affaire Instalingo, devenue au fil des ans un véritable feuilleton judiciaire, a accouché d’un verdict hallucinant, où la sévérité des peines semble inversement proportionnelle à la clarté des charges retenues.

Face à cela, et sans grande surprise, l’opinion publique n’a pas été choquée outre-mesure. La liste des condamnés rassemble, en effet, le palmarès des personnalités les plus détestées des Tunisiens. Rached Ghannouchi, Hichem Mechichi, Rafik Abdessalem,… Des figures d’Ennahdha, aux influenceurs, en passant par des journalistes, tous ont écopé de sanctions d’une rare violence, comme si la justice cherchait moins à punir des délits qu’à éradiquer toute forme d’opposition. Et tout cela, bien sûr, sous couvert de « protection de la sûreté de l’État ». Un classique.

 

Mais, ce procès n’est pas un cas isolé. Il s’inscrit dans une dynamique bien rodée où les « affaires » politiques se succèdent sous couvert de complot, de blanchiment ou de cybercriminalité. L’affaire du complot contre l’État, dont le procès s’ouvrira le 4 mars, suit la même logique : un dossier opaque, des accusés triés sur le volet, et une justice qui distribue des condamnations sur mesure.

Depuis deux ans, cette affaire ne cesse de semer le trouble. Pas moins de quatorze dossiers impliquent des dizaines de figures politiques et médiatiques, dont plusieurs croupissent encore en prison. La liste des accusés reste floue, alimentant davantage le climat d’incertitude.

Le volume de ces affaires, la faiblesse des charges retenues, l’opacité totale des autorités et l’implication de certaines personnalités étrangères suggèrent qu’il ne s’agit que d’un écran de fumée destiné à neutraliser les opposants au régime.

L’imbroglio s’est encore aggravé avec la fuite à l’étranger du juge en charge du dossier, remplacé dans la précipitation par un magistrat dont la nomination suscite de vives controverses au sein de la profession.

 

Nombreux sont, en effet, ceux qui ont été pris dans l’étau de la machine à broyer judiciaire. Parmi eux, l’ancien ministre Mehdi Ben Gharbia, qui a pourtant tout fait pour rester en bons termes avec le système. Ce vieux prisonnier politique – trois ans déjà – blanchi dans les dossiers de blanchiment d’argent, reste pourtant derrière les barreaux. Parce que, visiblement, en Tunisie, on peut être innocent et coupable à la fois. La justice, version Schrödinger.

 

Qui sera le prochain ?

Le plus tragique dans cette mascarade, c’est que même ceux qui applaudissent aujourd’hui ces décisions devraient s’inquiéter. Car cette justice risque de n’épargner personne, et ceux qui la manipulent aujourd’hui pourraient bien en être les victimes, demain. Mais peut-être est-ce trop demander que d’attendre une once de lucidité dans un paysage politique où l’on confond règle de droit et droit du plus fort…