Le cash revient en force en Tunisie. À ce jour, les billets et monnaies en circulation sont de plus de 23 milliards de dinars, soit un record historique. Derrière cette contreperformance, anachronique à l’ère du numérique, la nouvelle loi sur les chèques et le rétropédalage des autorités qui n’interdisent plus la possession de plus de cinq mille dinars en espèces sans détention de preuves sur leurs origines.
« Désolé, je n’ai pas de chéquier, je vais vous payer en espèces ». Cette phrase est échangée de plus en plus souvent et s’entend partout en ce mois de février 2025 et pour cause. La nouvelle loi sur les chèques a fait que les Tunisiens ont été obligés à effectuer leurs transactions avec du liquide, puisqu’il n’y a plus d’autre formule viable. Les traites ont disparu des mœurs, les virements bancaires ne font pas encore partie des habitudes, ce qui fait que l’on soit obligé de traiter avec du cash comme au siècle éculé que certains appellent le bon vieux temps.
Une nouvelle loi sur les chèques est entrée en vigueur au début du mois de février avec une nouvelle formule de feuilles de chèques. Pour pouvoir assurer une transaction avec le nouveau chèque, il faut posséder un smartphone et s’inscrire préalablement à l’application Tunichèque, si déjà votre banquier accepte de vous donner un chéquier.
La complexité et les plafonds imposés dans la nouvelle formule ont fait que les Tunisiens abandonnent cette méthode transactionnelle. Avant cette loi, la télécompensation des chèques en Tunisie traitait environ 100.000 chèques par jour en 2024. Cependant, selon les dernières statistiques de la société chargée de la télécompensation, au 25 février 2025, seulement 19.000 chèques ont été traités, et moins de 1400 chèques ont été passés par la nouvelle plateforme, soit moins de 10 % du total des chèques télécompensés.
Un bond en arrière vers le cash
On aurait pu espérer que les Tunisiens migrent vers les solutions modernes de paiement (comme les transactions par téléphone), sauf que ce n’est pas le cas, le pays tout entier a fait un grand bond en arrière pour revenir au cash.
D’après les données de la Banque centrale, le montant global des billets et monnaies en circulation est passé de 18,825 milliards de dinars en 2022 à 21,2 milliards de dinars en 2024. Avec l’année 2025, on semble passer à la vitesse supérieure en matière de progression, puisque le montant global est passé à 22,8 milliards au 12 février puis à 23,249 milliards à la date du 27 février.
Pour le moment, la Banque centrale n’a donné aucune explication précise sur cette hausse soudaine. On sait, d’habitude, qu’il y a une hausse de la circulation de la monnaie durant certaines périodes comme la vente des récoltes agricoles ou les fêtes de fin d’année et de l’Aïd, mais en ce février 2025, il n’y a aucune justification à la hausse à part l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur les chèques.
Une tendance contraire aux pratiques mondiales
Un peu partout dans le monde, et depuis des années, on évite au maximum l’utilisation de l’argent liquide, en lui préférant les transactions modernes, comme celles effectuées par les téléphones portables via des cartes de crédit dématérialisées ou les porte-monnaie électroniques. Ces méthodes modernes ont pour avantage d’assurer la traçabilité des transactions et une lutte efficace contre le blanchiment d’argent. Elles protègent également contre les violences liées au vol à l’arraché, très courantes dans certains quartiers insécurisés.
Rien de tel en Tunisie où l’on a donné une nouvelle vie au cash. Les banques mettent des plafonds ridicules pour les virements numériques, elles n’ont pas encore outillé les commerçants et les clients par les technologies nécessaires et imposent des commissions (2 %) qui n’encouragent pas les commerçants à adopter les nouvelles technologies de paiement.
Des mesures qui favorisent l’argent liquide
Sauf que les banques ne sont pas les seules coupables du fait que l’espèce demeure le moyen de transaction préféré des Tunisiens.
Avant même la promulgation de la nouvelle loi sur les chèques, le législateur a pris des mesures anachroniques qui ont fait que les Tunisiens se détournent des moyens modernes pour revenir à l’espèce.
En 2018, on a interdit tout paiement en espèces pour les montants dépassant les cinq mille dinars. Depuis 2014, il était interdit de détenir une somme supérieure à cinq mille dinars, sans prouver son origine. Le 15 octobre dernier, un décret-loi est publié pour lever ces interdictions ouvrant les grandes portes pour les transactions en espèces.
Avec l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur les chèques, et toutes les restrictions qu’elle impose, c’est donc le plus naturellement du monde que les Tunisiens sont revenus vers les espèces, comme leurs aïeux le faisaient jadis.
Une contradiction avec la politique de l’État
Cette réalité de terrain va totalement à l’encontre du bon sens de notre époque où tout se dématérialise. Cela va également à l’encontre de la politique de l’État qui dit lutter contre le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale et le commerce parallèle.
Dans les faits, l’État promeut l’exact contraire de ce qu’il prétend. La première conséquence de ce retour en force des espèces est donc de favoriser l’illicite.
L’autre conséquence est de fragiliser l’économie nationale qui se basait, en partie, sur les chèques et les crédits. En partie parce que l’on n’utilise plus les chèques, les dernières soldes ont été un échec cuisant. Le chiffre d’affaires des magasins participant aux soldes d’hiver a chuté de 35 à 40 % par rapport à l’année dernière, selon Chokri Jarraya, porte-parole de la Chambre nationale des magasins de prêt-à-porter relevant de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica).
Au Salon du Meuble du Kram, on a observé la même débandade. Plus grave encore, plusieurs médecins nous ont affirmé qu’il y a une baisse de fréquentation de leurs patients à cause de la nouvelle formule des chèques. Cela est particulièrement observé chez les dentistes dont les patients payaient les différents actes avec des chèques antidatés.
Certains refusent tout simplement de recevoir les virements bancaires parce que leurs comptes bancaires sont débiteurs et que le montant de la transaction risque d’être absorbé par la banque.
Une impasse pour les Tunisiens
Entre des banques qui font très peu pour la dématérialisation des transactions et un État (que ce soit le gouvernement ou la Banque centrale) qui préfère l’archaïsme au progressisme, les Tunisiens n’ont d’autre choix que de se tourner vers les espèces « sales ».
Ce retour en force du cash en Tunisie met en lumière l’incohérence des politiques économiques et financières du pays. Alors que le monde évolue vers des solutions de paiement modernes, la Tunisie semble faire marche arrière, favorisant un système transactionnel archaïque qui alimente l’économie informelle et freine le développement du secteur financier. Une réforme plus cohérente et une véritable volonté de modernisation s’imposent pour éviter que l’économie nationale ne soit durablement affectée par ces décisions contradictoires.
Raouf Ben Hédi