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En Chine, les étudiants sont bien trop occupés pour tomber amoureux

- Business
février 14, 2025

Owen Cao croule sous une montagne de responsabilités. Étudiant en master d’océanographie dans une université du nord de la Chine, il jongle entre son projet de recherche, les cours, les devoirs que lui assignent ses professeurs, les clubs étudiants et ses propres hobbies.

Écartelé entre tous ces impératifs, il n’a plus de temps pour se consacrer à une activité qui devrait pourtant convenir à ses 22 ans : les rencontres amoureuses. Le célibat ne lui pose pas de problème “pour l’instant”, lui qui ne cherche pas activement quelqu’un.

“Mais si je rencontre la bonne personne, ma porte est grande ouverte !”

Les trois camarades de chambrée d’Owen sont dans le même état d’esprit, à l’image d’un nombre croissant de jeunes Chinois : à cause notamment de leurs emplois du temps chargés, les rencontres les intéressent de moins en moins. Et l’idée d’être célibataire ne fait plus figure d’épouvantail.

Énergie à zéro

Oui mais voilà : cette tendance va faire reculer un peu plus les taux de mariage et de natalité, déjà très bas en Chine. Les universitaires et les conseillers en politiques publiques s’alarment. Au point qu’un récent article des Nouvelles sur la population de Chine, un journal affilié à la Commission nationale de la santé [donc au gouvernement], appelle les universités à “jouer un rôle moteur dans l’éducation amoureuse et maritale” et à proposer des cours optionnels en la matière. Cet article a déclenché une polémique sur Internet, certains y voyant le signe d’une future immixtion de l’État dans la vie intime des jeunes.

Le ralentissement de la croissance et la raréfaction des offres d’emploi exacerbent la concurrence sur le marché du travail, et avec elle la pression sur les étudiants chinois d’aujourd’hui.

Selon Owen Cao, cette pression s’exerce aujourd’hui dès le premier jour de licence – qu’elle vienne de l’université, des conseillers pédagogiques, des parents, voire de leurs camarades de classe… Le diplôme ne suffit plus, il faut maintenant être recommandé par les professeurs pour continuer en master. “On a à peine le temps de se reposer, alors l’énergie pour les rencontres… ”

Une distraction néfaste ?

Environ 70 % des étudiants chinois étaient célibataires en 2021, selon une enquête menée auprès de 14 000 d’entre eux par le Quotidien de la jeunesse de Chine. Selon un sondage de l’université de droit et d’économie de Zhongnan, 57 % des étudiants déclarent ne pas envisager de s’engager dans une relation amoureuse.

Alors même qu’ils ne seront qu’une poignée à décrocher des recommandations pour entrer en troisième cycle, ils sont très nombreux à subir la pression de la compétition, regrette Owen Cao : quand tout le monde autour de soi travaille d’arrache-pied, difficile de faire autrement.

“On vous conseille de bien gérer votre temps mais honnêtement, aussi impeccable que soit votre organisation, c’est impossible de tout faire”, soupire l’étudiant.

“Je n’ai pas une énergie infinie, aussi j’abandonne les activités les plus épuisantes. Et les premières à sauter, ce sont les rencontres.”

La démographe Li Ting, de l’université Renmin [de Pékin], explique que les jeunes sont concentrés sur deux objectifs : trouver un emploi et de gagner leur vie. Former un couple reste largement facultatif.

Pénurie de mariages

“Par le passé, la vie sentimentale était considérée comme une distraction néfaste au travail et aux études, précise-t-elle. Mais aujourd’hui, il faut voir les choses autrement.” Le faible taux de natalité affiché par la Chine crée en effet un sentiment d’urgence qui inquiète les autorités, parce que “chacun est conscient de la crise que cela représente”.

Selon les normes sociales plutôt conservatrices qui ont cours en Chine, la majorité des naissances adviennent au sein de couples mariés. L’incitation au mariage est donc considérée comme un levier de choix pour relancer le taux de natalité.

En 2023, la population chinoise a diminué pour la deuxième année consécutive, pour s’établir à 1,4 milliard, soit une baisse de deux millions [elle a à nouveau baissé en 2024]. Surtout, à peine neuf millions de naissances ont été enregistrées, soit le nombre le plus bas depuis 1949.

2024 est aussi l’année qui compte le moins de mariages depuis 1980, avec environ 6 millions de nouvelles unions. Seuls 4,75 millions de couples se sont mariés dans les neuf premiers mois de l’année, soit un recul de 16,6 % par rapport à 2023. Après un pic en 2013 à 13,5 millions de mariages, la Chine a ensuite enregistré neuf années de baisse consécutives.

Une société plus tolérante

Professeur de démographie à l’université Nankai de Tianjin, Yuan Xin explique qu’au-delà des affaires de cœur, les jeunes ont bien d’autres sources de joie et d’épanouissement :

“C’est que le virtuel vient concurrencer la réalité : une connexion wifi, et le monde entier est à portée de main.”

“La pandémie, et surtout les cours à distance, a accentué leur dépendance à Internet, poursuit-il. Trois ans plus tard, les étudiants se sont complètement habitués à leur vie en ligne, ce qui ne les aide pas à faire des rencontres dans le monde réel.”

La société chinoise se montrerait d’ailleurs de plus en plus tolérante envers cette attitude, qu’il résume par l’expression “ni mariage, ni enfants”. “Les Chinois étaient plus suivistes par le passé : tout votre entourage se mariait, donc vous en faisiez autant. Personne ne réfléchissait vraiment aux raisons de le faire, explique Yuan Xin. Aujourd’hui, les jeunes ont ouvert les yeux… Et ils trouvent que le mariage est une chose bien compliquée !”

Empathie et psychologie

Le journal Nouvelles de la population de Chine a beau réclamer des enseignements sur le mariage et les relations amoureuses, encore faut-il des formations de qualité, prévient Li Ting :

“Si c’est pour proposer des cours pointilleux et uniformisés, qu’on les rende obligatoires et qu’ils finissent par devenir une nouvelle forme d’éducation idéologique, les jeunes n’y verront aucun intérêt et ça sera contreproductif.”

“Un module de ce genre doit passer par une fine connaissance des mentalités, de l’empathie, afin de saisir avec finesse ce qui traverse la société actuelle, poursuit la démographe. Et il faut des professeurs capables d’accompagner les étudiants dans une réflexion plus profonde sur les dynamiques relationnelles et les questions de genres. Car le fait est que ce sujet passionne les jeunes.”

Owen Cao est catégorique : jamais il ne s’inscrirait à un module qui ne serait qu’un “sermon dogmatique autour d’une vision très normative du mariage et de la relation amoureuse. En revanche, s’il s’agit de comprendre la psychologie de l’autre, d’apprendre à mieux séduire et à résoudre les problèmes de couple… Ça, ça m’intéresse”, confirme-t-il.

“En scrollant sur mon téléphone, il m’arrive souvent de tomber sur des influenceurs qui proposent ce genre de contenu. Mais c’est souvent n’importe quoi. Bien traiter ces sujets en cours, ça aurait un succès monstre.”