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La “bouza”, ou l’histoire d’amour du Liban avec la crème glacée

In Business
mai 31, 2025

En cette chaude journée d’août, il y a foule devant Le Flocon, un glacier local très apprécié depuis son ouverture en 2017 à Naccache, dans la banlieue nord de Beyrouth. Les cornets et les coupes valsent autour des clients, qui discutent et savourent ce plaisir sucré et glacé.

La crème glacée est sans aucun doute la douceur estivale préférée des Libanais, et Le Flocon témoigne de l’excellence de Charles Azar, un chef pâtissier de renommée mondiale qui l’a élevée au rang de véritable œuvre d’art. “L’objectif était de fabriquer la meilleure glace sans colorants, sans arômes artificiels et avec des produits entièrement naturels”, explique le chef primé, qui insiste sur le fait que le secret de la fabrication de la meilleure glace est simple. Elle se résume en deux mots : “La passion et l’âme.”

Bien que les glaces artisanales comme celles d’Azar soient rares aujourd’hui, elles étaient autrefois la norme dans un pays où la bouza est appréciée depuis des siècles. L’histoire entre la glace et le Liban est bien antérieure aux techniques de production modernes, et l’amour du pays pour cette gourmandise glacée est resté intact, même pendant les années de guerre.

Du Moyen-Orient à l’Europe

Bien que l’histoire ne soit pas claire, la Perse antique est souvent considérée comme le berceau de la crème glacée, explique l’historien Tylor Brand, spécialiste du Moyen-Orient. Les Perses ont perfectionné l’art de stocker la glace et de fabriquer des friandises glacées, un exploit rendu possible grâce au développement des yakhchal, anciennes structures en forme de cône utilisées pour stocker et fabriquer de la glace pendant les mois d’hiver.

Les premières techniques persanes ont probablement inspiré certaines des premières recettes de crème glacée dans le Levant voisin, où la glace naturelle et la neige des montagnes libanaises étaient à portée de main.

Les autres épisodes de notre série sur le Liban

Jusqu’au dimanche 1er juin, Courrier International invite la rédaction du quotidien libanais L’Orient-Le Jour chaque jour sur son site et dans l’hebdomadaire paru mercredi 28 mai pour raconter le Liban d’aujourd’hui.

Épisode 1 : “L’Orient-Le Jour”, un siècle de journalisme en français au Liban

Épisode 2 : À Beyrouth, la vie malgré tout

Épisode 3 : Le Liban, enfin un État-nation ?

Épisode 4 : En a-t-on fini au Liban avec la “guerre des autres” ?

Épisode 5 : Partir, rester, revenir : l’éternel dilemme de la jeunesse libanaise

Alors que les historiens débattent des origines exactes de la glace en Europe, beaucoup pensent qu’elle s’est probablement répandue par le biais du commerce et des échanges culturels avec le Moyen-Orient. Brand affirme que les desserts glacés existaient au Moyen-Orient bien avant leur introduction en Europe. Les théories abondent quant à la manière dont cette innovation culinaire a fait son chemin vers l’ouest.

“En Europe, les textes historiques font référence à la crème glacée développée par les Omeyyades, explique l’historien. La glace est ancienne.” Le califat omeyyade (661-750 de notre ère), dont le siège initial se trouvait à Damas, s’approvisionnait souvent en neige et en glace dans les montagnes libanaises pour fabriquer de la crème glacée.

La bouza, terme probablement dérivé du mot buz, qui signifie “glace” en turc, se distingue par sa consistance moelleuse, une qualité due à l’utilisation de la gomme de mastic et du sahlab (racine d’orchidée).

Bien que la pratique de sa fabrication artisanale ait nettement diminué, on la trouve encore dans quelques endroits, parmi lesquels Bakdash, un célèbre glacier situé dans la rue animée de Hamadiyeh, à Damas, où les sons de fabrication, le barattage et le fouettage, résonnent en arrière-plan.

Neige de cèdre

L’enseigne très appréciée Bouzet Salem, à Kousba, dans le nord du Liban, est chargée d’histoire. Sa création remonte à 1930 et à feu Élias Haykal. Haykal achetait de la neige et de la glace transportées par des marchands à dos d’âne depuis les [environs de la principale réserve des] Cèdres pour fabriquer ses premières confiseries. À l’époque, les ingrédients étaient placés dans un récipient métallique, entourés d’un mélange de glace et de gros sel, puis pilés et barattés jusqu’à ce qu’ils soient congelés et lisses.

Élias Haykal a transmis sa petite entreprise de fabrication de glaces, qui produisait alors environ dix kilos par jour, à son fils Salem, qui l’a lentement développée et modernisée, en faisant venir des machines d’Italie. Aujourd’hui, Bouzet Salem continue d’exister à travers ses enfants et ses petits-enfants.

“Mon grand-père me disait qu’à l’époque des tambours on pouvait mâcher le produit”, raconte Éliane Haykal, 45 ans, petite-fille de Salem Haykal. “Cette méthode traditionnelle de fabrication des glaces ne permettait que deux parfums : vanille et citron, explique-t-elle. C’est sans doute pour cette raison que les personnes âgées du village ont une préférence pour ces arômes.”

Aujourd’hui, “déguster une glace à Kousba fait partie d’un voyage touristique, d’une tradition pour les gens qui viennent dans le Nord et de la liste des choses à faire pour les expatriés libanais qui viennent au Liban rendre visite à la famille – tout cela, nous le savons grâce aux conversations avec les clients”.

Une dose de nostalgie, s’il vous plaît

De retour au Flocon, il est facile de sentir la passion d’Azar pour les ingrédients locaux. À côté des classiques, ses variétés uniques rendent hommage aux saveurs locales, comme la célèbre glace à l’huile d’olive. Charles Azar souligne que l’approvisionnement en huile d’olive a posé des problèmes cette année, car le conflit dans le Sud a affecté la récolte des olives. En effet, depuis le 7 octobre 2023, les bombardements constants d’Israël sur le Liban-Sud souvent au phosphore blanc ont détruit des pans entiers d’oliveraies et de forêts [Israël nie l’utilisation de munitions au phosphore blanc, documentée par les autorités libanaises, plusieurs ONG et des médias internationaux]. Au moins 50 000 oliviers ont été victimes des frappes et des incendies.

D’autres parfums inhabituels comme l’arak, l’assal (miel), l’abricot et le zaatar (thym) sont en préparation. “Une ode aux produits locaux.”

Pour le chef Azar, comme pour beaucoup de Libanais, la glace a un parfum de nostalgie. Il se souvient avec émotion de ses visites, enfant, à Bouzet Hanna Mitri, un glacier emblématique d’Achrafieh [quartier chrétien de l’est de Beyrouth] qui fonctionne encore aujourd’hui. Et de sa curiosité de découvrir la manière dont les glaces étaient fabriquées.

Même aujourd’hui, quand j’y vais, “les saveurs et les parfums sont très semblables à ce qu’ils étaient à l’époque”, dit-il.

Parfois, durant la guerre civile, sa famille trouvait refuge à Bickfaya [un village au nord-est de Beyrouth], où Bouzet Bachir faisait fureur. Charles se souvient encore de sa déception lorsque ses parents lui offraient un cornet sans glace, rempli uniquement de crème fouettée, car il “n’avait pas le droit de manger de la glace, sauf en été”, de peur qu’il ne “tombe malade”.

“Actuellement, la plupart des gens sont mieux informés, explique-t-il. Lorsque quelqu’un se fait opérer des amygdales, on lui dit de manger des glaces et des sucettes glacées pour soulager ses maux de gorge !”

Éliane Haykal, elle, a pu vivre le rêve de chaque enfant. “Je me souviens avoir mangé de la glace tous les jours, pas nécessairement une fois par jour, et bizarrement je ne m’en suis jamais lassée. En été comme en hiver.” Elle explique également que le fait d’avoir grandi dans une entreprise de glaces familiale depuis des générations lui a conféré le statut de “personnage de conte de fées” aux yeux de ses camarades de l’école primaire.