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Mon mari est français, je suis allemande, et c’est une “source inépuisable de conflits”

- Business
juin 13, 2025

[Cet article a été publié pour la première fois sur notre site le 18 mai 2025, et republié le 13 juin]

Il y a de ça plusieurs années, j’ai rencontré un Français dans des circonstances étonnamment romantiques, un Normand comme Guillaume le Conquérant, originaire comme lui de la petite ville de Falaise [à une quarantaine de kilomètres au sud de Caen]. Il a su conquérir mon cœur, j’ai conquis le sien, et il est venu s’installer avec moi en Allemagne.

S’il n’a eu qu’à traverser le Rhin pour me rejoindre, nous avons vite compris que le voisinage entre nos deux pays se résumait à des critères géographiques, parce qu’à tous les autres points de vue, ou presque, la France et l’Allemagne sont deux planètes différentes, lancées chacune sur leur propre orbite.

Certes, nos responsables politiques échangent régulièrement (Poutine ! La bombe atomique !), et les touristes des deux peuples se retrouvent l’été sur la Côte d’Azur et en Bretagne (Vacances ! Crémant !), mais les similitudes s’arrêtent plus ou moins là. J’en ai encore fait l’expérience [récemment] à la table du dîner, où s’invitent régulièrement les différences les plus flagrantes entre nos deux pays : notre rapport au fromage, aux compromis, et à Gaza.

L’égalité dans le fromage

Commençons par le fromage. La France en compte officiellement plus de 1 200 variétés (contre à peine 400 en Allemagne), et j’adore ce moment où, après le plat de résistance et la salade, la planche circule de main en main, avec ses comtés, roqueforts, camemberts et autres brebis. Armé d’un couteau, on débite allègrement de beaux morceaux et hmmm… Attention ! Pas comme ça ! Parce qu’à l’ouest du Rhin, chaque forme et chaque texture appellent sa propre méthode de découpe.

Les fromages ronds sont divisés en triangles, les pâtes persillées coupées en zigzag, toujours vers l’extérieur, les pâtes pressées en tranches verticales. Les Français comme mon mari assurent avec tout le sérieux du monde qu’il s’agit là d’une question d’égalité : chacun doit recevoir les mêmes proportions de croûte et du cœur goûtu, et toute autre manière de faire serait tout bonnement antidémocratique. Quant à moi, qui ne coupe jamais comme il faut, persuadée que tout ce cérémonial ne change absolument rien au goût du fromage, je ne serais soi-disant qu’une barbare. Moi ? Barbare ? Antidémocratique ?

L’éducation française, autoritaire ?

Eh bien parlons-en justement, de démocratie, et de l’art de concilier les opinions contradictoires, de faire des compromis. Ce mot-là n’appartient visiblement pas au lexique français, ni en politique ni dans le cercle familial. J’en sais quelque chose depuis que deux petits Franco-Allemands dînent à notre table.

Voici un exemple de scène typique parmi d’autres :
L’enfant : “Je veux un autre poisson pané !”
Silence
L’enfant : “S’il te plaît !”
Le père : “Seulement si tu finis aussi ta purée.”
L’enfant : “Non.”
La mère : “Compromis : une cuillerée de purée, un poisson pané.”
Le père : “Non.”
L’enfant : “Puisque c’est comme ça, je ne mange plus rien du tout !”

L’éducation française est autoritaire. “Ce n’est pas toi qui décides”, s’entendent répéter les petits Français à longueur de journée par leurs parents ou leurs professeurs. Pas toi qui décides s’il faut faire la sieste ou non, pas toi qui décides par quel exercice commencer la fiche de travail. Il y a toujours une figure d’autorité pour décréter ce qui doit être fait. L’obéissance est valorisée, plus que la pensée critique et le libre arbitre. Est-ce ainsi que l’on façonne une société de fervents démocrates ?

Quand j’étais à l’école, tout le monde redoutait l’arrivée des correspondants français. Lorsqu’ils n’étaient pas exagérément dociles, au point de ne jamais broncher, ils perdaient complètement les pédales face à la liberté offerte par les familles allemandes et se saoulaient, séchaient les cours, dégradaient tout. Les chantres de la liberté sont malheureusement démunis face à tant de permissivité.

En France, le compromis est difficile

Si vous voulez mon avis, l’impasse politique actuelle en France – Macron gouverne sans majorité et change de Premier ministre tous les quatre matins, parce que personne n’arrive à s’accorder sur rien, même pas le président lui-même – et donc cet entêtement sont le produit du système éducatif français. La classe politique tricolore a bien du mal à trouver des compromis, elle ne sait pas former de coalitions. Il faut dominer ou être dominé. Fin.

Dans mon couple, c’est une source inépuisable de conflits. Lors de l’entrée en crèche de notre fils aîné, notamment : je rêvais d’un établissement où il pourrait jouer librement, gagner en autonomie, s’amuser dehors dans la boue en bottes en caoutchouc – à l’allemande. Mais son père voulait qu’il parle français à l’extérieur de la maison, alors nous avons cherché une maternelle. Ces écoles sont régies par ce que les Français appellent un “cadre”, et que l’on pourrait traduire, avec indulgence, par “limites adaptées à l’âge des élèves”, et plus crûment par “gestion autoritaire et inflexible”. Tous les enfants y font les mêmes activités au même moment.

C’était juste avant Pâques, et le couloir était décoré de 25 dessins de lapins presque tous identiques : des lapins marron dans une prairie verte, sur fond de ciel bleu. J’ai demandé à la directrice ce qui se passerait si mon fils avait envie de peindre son lapin en violet et de mettre des nuages noirs dans le ciel. Ce ne serait pas conforme au programme d’arts plastiques, m’a-t-elle répondu avec aplomb, et le dessin ne serait pas affiché.

J’étais révoltée. Après d’âpres négociations, j’ai finalement réussi à conclure le pacte suivant avec mon mari : notre fils irait dans une maternelle française puisqu’il y tenait absolument mais, ensuite, direction l’école allemande. C’est aussi ce que nous avons fait pour notre second enfant.

Des débats plus nuancés qu’en Allemagne

Mon mari ne refuse pas de s’intégrer. Il travaille ici, paie ses impôts, a appris l’allemand (même si nous lui faisons parfois remarquer, pour le taquiner, que tous les réfugiés syriens parlent déjà mieux que lui). La seule chose qu’il ne peut pas faire, c’est voter, car il n’a pas la nationalité. Il pourrait aisément se faire naturaliser, mais il tergiverse. Car depuis l’an dernier, le test comporte des questions liées à Israël et à l’antisémitisme. (Par exemple, à qui sont ouvertes les près de 40 équipes de la fédération sportive juive Maccabi ? A) Uniquement aux Allemands B) Uniquement aux Israéliens C) Uniquement aux pratiquants D) À tous.)

[Ce n’est pas qu’il ne connaît pas la réponse], mais l’absence de nuance des Allemands vis-à-vis d’Israël dérange mon mari. Lors des dernières législatives, il est resté stupéfait devant les programmes du SPD, des Verts, de la CDU et du FDP (hors de question de lire ceux des extrêmes). Tous les partis étaient alignés sur un point : la sécurité de l’État hébreu relève de la raison d’État pour l’Allemagne, Israël a le droit de se défendre, etc. De se défendre ? !

En France, le débat est bien plus nuancé, les politiques et les médias défendent divers points de vue et n’hésitent pas à nommer les choses. Mes beaux-parents parlent sans détour de génocide à Gaza. Plusieurs élus de premier plan, du centre droit au Parti socialiste, expliquent sur les chaînes de service public que la colonisation de la Palestine a débuté bien avant le 7 octobre, et qu’Israël ne cherche qu’une chose : empêcher la création d’un État palestinien.

Quelles sont les valeurs occidentales dont les Allemands aiment tant se revendiquer ? m’a demandé mon mari un soir, au comble du désespoir. Livrer toujours plus d’armes à Israël ? Ce n’est pas comme cela qu’on lutte contre l’antisémitisme, ma chère, m’a-t-il sermonnée, et que je ne m’avise pas de lui sortir la carte de la responsabilité vis-à-vis de l’Holocauste.

J’ai préféré me resservir un verre de côtes-du-rhône. Je comprends mon mari. Dans ces conditions, signer la “déclaration de loyauté” indispensable à la naturalisation lui paraît déplacé. Et tandis que nous débattions, sans doute un peu trop bruyamment, une petite tête est apparue à la porte de la cuisine pour demander, l’air ensommeillé : “Je peux avoir du poisson pané ?”