
[Cet article est à retrouver dans notre hors-série Femmes, le combat continue, en vente le 28 mai chez votre marchand de journaux et sur notre site.]
Il est des auteurs qui acquièrent une rare immortalité en forgeant une expression qui finit par entrer dans l’usage. Sur cette liste figurent Virginia Woolf et sa “chambre à soi” ou encore George Orwell et sa “novlangue”, cet effroyable instrument de contrôle totalitaire. Et même si le mot “mansplaining” n’apparaît pas dans Ces hommes qui m’expliquent la vie [Éditions de l’Olivier, 2018, pour la traduction française], Rebecca Solnit, 63 ans, et son livre méritent sans le moindre doute de rejoindre ce panthéon pour avoir donné un nom à cette bonne vieille condescendance que l’on ne savait jusque-là pas comment désigner.
Rebecca Solnit, qui compte parmi les plus éminentes féministes américaines, est l’autrice de plus d’une vingtaine de livres sur des sujets aussi variés que la marche (L’Art de marcher [Actes Sud, 2002]), Cendrillon, le pionnier du cinéma Eadweard Muybridge et la ville de San Francisco, où elle s’est installée à la fin des années 1970. Si tous ces ouvrages n’ont pas pour objet principal le féminisme, comme c’est en revanche le cas de Ces hommes qui m’expliquent la vie et de son édifiant récit autobiographique Souvenirs de mon inexistence [Éditions de l’Olivier, 2022], tous ces textes, de même que ses contributions au quotidien britannique The Guardian, sont profondément imprégnés par ses convictions.
EL PAÍS : Vous qui avez beaucoup écrit sur l’espoir et qui citez en signature de vos e-mails la phrase [du philosophe et critique allemand] Walter Benjamin “Pour les désespérés seulement nous fut donné l’espoir”, parvenez-vous ces jours-ci à garder espoir ?
REBECCA SOLNIT : L’espoir, pour moi, n’a rien à voir avec l’optimisme. Être optimiste, c’est se dire que tout ira bien. Avoir de l’espoir, c’est se dire qu’il y a plusieurs possibilités, et que si nous nous en saisissons, si nous faisons de notre mieux, nous pourrons peut-être les mettre à profit. En ce moment, la situation des femmes n’est pas bonne aux États-Unis, qui, en effet, ont éliminé [l’arrêt Roe vs Wade qui garantissait] à l’échelle nationale la protection [du droit à] l’avortement. Mais ce retour en arrière ne touche pas le monde entier. Si nous regardons l’Irlande, l’Espagne, le Mexique, l’Argentine [avant l’élection du président d’extrême droite Javier Milei], tous ces pays garantissent désormais les droits reproductifs des femmes.
Je suis née en 1961 et, dans le monde où je suis née, les femmes n’avaient pas tous les droits qu’elles ont aujourd’hui. Nous n’avions même pas de mots pour parler de l’inégalité radicale des femmes, du fait de ne pas avoir le droit d’accéder au pouvoir ou de jouer un rôle dans la vie publique, de l’absence d’égalité homme-femme dans le mariage, au travail, dans l’éducation et le système juridique. De mon vivant, le féminisme a accompli un travail époustouflant.
Dans les États-Unis d’Amnésie, il est difficile de rappeler aux gens ce qui s’est passé il y a deux semaines, alors ne parlons pas de ce qui s’est passé il y a vingt ans ! Je ne trouve pas qu’il y ait matière à s’attrister si nous n’avons pas réussi à effacer deux mille cinq cents ans de patriarcat en soixante ans.
De quoi Trump et la manosphère ont-ils peur exactement ?
[Aux États-Unis], ils ont créé une sorte de secte d’une obéissance consternante q