Dix ans après avoir foulé le tapis rouge de Cannes avec leur premier long métrage “Dégradé”, présenté à la Semaine de la Critique, les frères jumeaux palestiniens Arab et Tarzan Nasser sont de retour sur la Croisette avec “Once Upon a Time in Gaza”. Un film d’une intensité rare, entre humour noir, réalisme cru et tragédie historique, porté par un souffle de révolte et de poésie. Présenté dans la section Un Certain Regard, le film a été ovationné à Cannes, confirmant l’empreinte singulière des deux cinéastes dans le paysage du cinéma palestinien et mondial.
Ancrée en 2007, l’intrigue de Once Upon a Time in Gaza se déroule au moment charnière de l’arrivée au pouvoir du Hamas, dans une bande de Gaza déjà asphyxiée par un blocus israélien de plus en plus sévère. C’est dans ce huis clos étouffant, saturé de pénuries, de funérailles, et de bombardements réguliers, que les deux frères tissent l’histoire d’une improbable amitié entre Yahya, jeune étudiant effacé, et Osama, dealer au cœur tendre qui tient une échoppe de falafels. Ensemble, ils montent un petit trafic de drogue caché dans les pains pitas, jusqu’à ce qu’un policier corrompu ne vienne tout bouleverser.
Mais Once Upon a Time in Gaza n’est pas seulement le récit d’un trafic de rue dans un territoire assiégé. C’est un film-miroir, un récit gigogne qui bascule soudain dans l’absurde quand Yahya est recruté pour tenir le rôle principal dans un film de propagande produit par le ministère de la Culture. Intitulé The Rebel, ce « premier film d’action à Gaza » devient alors un théâtre de l’absurde : Yahya ne sait pas jouer, les figurants palestiniens rechignent à incarner les soldats israéliens, et faute de budget, les comédiens tournent avec de vraies armes, parfois chargées. Le grotesque flirte alors avec le danger, dans un humour féroce qui ne masque jamais totalement la gravité du propos.
Cette mise en abyme renforce la portée politique du film. Car dans le scénario que Yahya est censé incarner, on découvre un autre Yahya, chef de la résistance, dont l’histoire et les répliques semblent répondre, aujourd’hui, aux discours occidentaux qui accusent systématiquement les résistants palestiniens de terrorisme. Impossible de ne pas penser à Yahya Sinwar, leader du Hamas, dont le prénom – coïncidence ? – est aussi celui du protagoniste. Ce jeu de doubles, entre fiction et réalité, entre les récits qu’on impose et ceux qu’on efface, donne toute sa profondeur au film.
Le choix de 2007 comme point de départ n’est pas anodin. C’est l’année du « tournant brutal », comme le décrit Arab Nasser. L’année de l’isolement total, de la punition collective, et du début d’une longue descente vers la destruction. Les scènes de la vie quotidienne à Gaza – les files d’attente absurdes pour obtenir un visa de sortie, les coupures de gaz, la séparation d’avec la Cisjordanie – résonnent cruellement avec l’actualité. À travers le parcours de Yahya, refusé à chaque tentative de quitter Gaza, par des refus arbitraires des autorités israéliennes, c’est toute une jeunesse enfermée dans une prison à ciel ouvert qui est dépeinte avec une infinie tendresse.
Le film, entièrement tourné en Jordanie, a été écrit et mis en scène avant le 7 octobre. Mais le réel a fini par le rattraper, et les frères Nasser ont choisi, avec pudeur, d’y intégrer quelques ajustements au montage. Ainsi, le film s’ouvre désormais sur un extrait de discours de Donald Trump, vantant le potentiel touristique de Gaza, qu’il imagine en riviera du Moyen-Orient. L’ironie tragique de ces mots donne le ton d’un film où les rêves les plus fous se heurtent aux murs les plus hauts.
Cette fable politique à l’humour grinçant est portée par un duo d’acteurs remarquables, qui donnent chair à des personnages en quête de dignité. Le film oscille entre burlesque et tragédie, entre western moderne et théâtre de l’opprimé. Il donne à voir des héros en creux, pétris de contradictions, ballottés entre fierté, instinct de survie et quête de reconnaissance.
Mais Once Upon a Time in Gaza ne se contente pas de dénoncer. Il raconte aussi, avec émotion, l’acharnement à vivre malgré tout. Cette force de vie traverse le film, dans les regards, les dialogues, les silences. Dans cette amitié entre Yahya et Osama, dans les rêves de cinéma qui surgissent au cœur du désastre, dans l’humour qui désamorce l’horreur, il y a quelque chose d’universel, une pulsation humaine que la guerre ne parvient pas à étouffer.
Après la projection, les frères Nasser sont apparus émus devant le public cannois. Et dans un geste fort, l’un d’eux a brandi son bébé dans ses bras. Fierté paternelle, certes, mais aussi symbole puissant de continuité et de résistance. À l’heure où leur famille subit les ravages de la guerre à Gaza, ce geste était tout sauf anodin. Il portait en lui l’affirmation que malgré la destruction, la vie continue, et que les générations futures sont là, vivantes, debout, prêtes à témoigner.
« Un jour, le génocide prendra fin », a lancé l’un des deux frères devant la salle. « Et les récits que l’on entendra seront une honte pour l’humanité. » Once Upon a Time in Gaza est l’un de ces récits-là. Un récit qui refuse la simplification, qui déjoue les catégories imposées, qui refuse de faire le tri entre drame et comédie, entre propagande et fiction, entre victime et héros. C’est un film sur le droit de raconter, sur la mémoire, sur le refus de l’effacement. C’est un acte de cinéma, mais surtout un acte de survie.
Neïla Driss