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Cannes 2025 – Robert De Niro, un film intime, un rendez-vous frustrant

- Monde
juin 01, 2025

Lors de la cérémonie d’ouverture de la 78ème édition du Festival de Cannes, Leonardo DiCaprio, venu remettre la Palme d’honneur à Robert De Niro, glissait dans son discours une remarque aussi affectueuse que piquante : « C’est difficile d’arracher un mot à Bob. » Le lendemain, ce trait d’humour prenait tout son sens. Le comédien américain était attendu salle Debussy pour un « Rendez-vous » avec le public, dans le cadre de la série d’entretiens organisée chaque année par le Festival. Une conversation censée offrir un accès rare à la pensée et au parcours d’un immense acteur. Une leçon de cinéma, comme on dit.

Présenté par Thierry Frémaux, Robert De Niro a été accueilli par une immense standing ovation. La salle Debussy était pleine à craquer : le public était venu en nombre, avec l’espoir de l’écouter longuement.

 

 

 

Mais très vite, l’échange bascule ailleurs. Ce ne sera ni une master class, ni même un vrai dialogue. Plutôt une prise de parole très personnelle du plasticien JR, qui anime la rencontre à sa manière, en multipliant les interventions, les anecdotes, les images. Robert De Niro, lui, reste en retrait. Présent, mais lointain. Silencieux. Peu disert. Et malgré la curiosité et l’admiration que suscite toujours sa venue, l’instant laisse un goût d’inachevé.

Une rencontre qui se dérobe

Il faut bien le dire : c’est JR qui parle le plus. Il accapare la parole, il impose son sujet. Il raconte leur première collaboration, les tournages qu’ils ont menés ensemble depuis trois ans, les idées qu’ils poursuivent, les images qu’ils ont captées. Il est manifestement passionné, investi, sincère. Mais trop trop bavard. Et cela finit par peser. Car dans la salle, on n’est pas venu entendre JR, aussi talentueux soit-il. On est venu pour Robert De Niro. Or celui-ci se contente de quelques mots, souvent un « yes » ou un hochement de tête. JR pose des questions auxquelles il répond lui-même, ne laissant à Robert De Niro que le temps de réponses laconiques. Et même si l’on sent une vraie complicité entre les deux hommes, on ne peut s’empêcher de penser que l’artiste français prend trop de place. La voix de Robert De Niro, que l’on attendait, se dissout dans le bavardage de son interlocuteur.

Un travail de mémoire en construction

Le cœur de la rencontre repose sur un projet inédit : un documentaire que JR tourne avec De Niro depuis trois ans, dans l’intimité de l’acteur. Tout a commencé par une demande de JR : filmer quelques minutes dans l’atelier de Robert De Niro Sr., le père de l’acteur, artiste-peintre mort en 1993. L’atelier est resté figé, intact. Ce devait être une séquence courte. Finalement, ils y passent cinq heures. Puis reviennent. Et un film s’installe, sans scénario, sans but précis, sans calendrier.

De Niro accepte que la caméra explore ses souvenirs. Il redécouvre des lettres de sa mère, lit pour la première fois le journal de son père. Il partage des images personnelles : des instants avec ses enfants, une échographie, un moment avec son fils autiste qui peint. L’ensemble est émouvant, parfois bouleversant. Il y a là quelque chose de sincère, de vrai. On entrevoit un homme pudique, presque vulnérable, qui choisit de montrer ce qu’il n’a jamais dévoilé.

Ce geste, plus qu’un témoignage, s’apparente à un acte d’amour. Il dit quelque chose de profond sur Robert De Niro : son attachement viscéral à ses parents, son besoin de préserver leur mémoire, son désir que leurs traces ne s’effacent pas. Il ne s’agit pas seulement de revenir sur son passé, mais d’en transmettre la substance à ses enfants. On comprend, à travers les fragments livrés, que cette entreprise est un legs. Une manière de raconter ce qu’il n’a peut-être jamais su dire, et de faire exister, encore, son père artiste et sa mère protectrice dans l’imaginaire familial. Ce film n’est pas un exercice narcissique. Il est un hommage, un pont tendu entre les générations.

Une œuvre en cours, à son rythme

Le film n’a pas encore de titre, pas de fin annoncée. Il avance au rythme de la vie. Robert De Niro finance lui-même le projet. Il n’a pas d’obligation de sortie. « Le plus important, dit-il, c’est de persévérer jusqu’au jour où l’on se dit qu’on en a assez dit. » Et encore : « Ce n’est pas essentiel que je voie le résultat. J’espère que je le verrai. Mais sinon, vous trouverez des choses dans mes archives. Et une fois que je ne serai plus là, JR continuera à me filmer, même dans mon cercueil ! » Une phrase qu’il lance avec humour.

On sent que ce travail est important pour lui. Il confie : « Je ne veux pas le faire, mais je sais que je dois le faire. » Comme s’il s’agissait d’un devoir envers la mémoire de son père. D’un geste de réparation. D’une manière de dire ce qu’il n’a jamais pu dire. Il parle de la difficulté d’aborder certaines images, du choc que provoque en lui la relecture de son histoire. Ces confessions-là, quand elles surgissent, sont précieuses.

C’est peut-être cela, finalement, le plus saisissant : Robert De Niro, si souvent enfermé dans le silence, se livre ici autrement. Pas en mots, mais en fragments de mémoire. Il reconstruit, à travers ces images, une histoire familiale qu’il veut préserver. Il n’ouvre pas seulement une porte sur son intimité : il bâtit une archive, une transmission, un témoignage destiné à survivre au temps.

 

 

Mais un moment frustrant pour le public

Malgré cela, il est difficile de ne pas ressortir frustré de cette rencontre. Le projet est touchant, c’est indéniable. Les images montrées à l’écran sont belles. Et voir Robert De Niro dans cette posture de fils, de père, d’homme face à ses absences, bouleverse. Mais ce moment-là aurait pu – aurait dû – être autre chose. Une vraie conversation. Une mise à nu peut-être, mais partagée. Or tout semble orienté par JR, qui monopolise la parole, quitte à donner à la séance un air de making of étiré plutôt qu’une véritable rencontre.

On aurait aimé entendre Robert De Niro parler de cinéma, de ses rôles, de ses choix, de ses doutes d’acteur. On aurait aimé que l’homme se dévoile par ses mots, pas uniquement par des images préparées. Or il ne s’étend jamais. Ne revient sur aucun film. Ne donne aucune clef. Il faut se contenter d’un regard. D’un soupir. D’un sourire. Cela fait partie de son mystère, bien sûr. Mais dans le cadre d’un « Rendez-vous » avec le public, cela laisse un vide.

Un hommage silencieux

À sa manière, Robert De Niro est resté fidèle à lui-même : réservé, pudique, presque insaisissable. Il n’a pas cherché à séduire, ni à briller. Il a simplement laissé entrevoir, par fragments, une facette intime de sa vie. Cela n’était pas sans intérêt. Mais ce n’était pas suffisant. Et dans une édition où le Festival lui rend hommage, où une Palme d’or honorifique lui est décernée, où toute une carrière est saluée, ce rendez-vous aurait pu être un moment fort, un sommet. Il n’aura été qu’un murmure.

Un murmure précieux, certes. Mais un murmure tout de même.

Neïla Driss