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Cent ans après, Chaplin illumine la Croisette

- Monde
juin 02, 2025

C’est un moment d’histoire qu’a vécu la Croisette. Un siècle après sa première projection en 1925, “La Ruée vers l’or (The Gold Rush)” de Charlie Chaplin est revenu sur grand écran dans une version restaurée, présentée en avant-première mondiale dans le cadre prestigieux de la section Cannes Classics du Festival de Cannes. La projection exceptionnelle s’est tenue en pré-ouverture, ce mardi 13 mai 2025 à 15h, dans la salle Debussy.

Une salle comble pour une œuvre centenaire

Fait assez étonnant pour un film aussi ancien, disponible en ligne depuis longtemps, la salle était archicomble. Un public de tous âges, mêlant passionnés et curieux, s’était donné rendez-vous pour assister à la renaissance d’un monument du cinéma mondial. Thierry Frémaux est monté sur scène pour présenter la séance, entouré de plusieurs invités de marque : Gian Luca Farinelli, directeur de la Fondazione Cineteca di Bologna, Arnold Lozano, directeur de Roy Export SAS, ainsi que deux descendants de Charlie Chaplin, une petite-fille et un petit-fils du cinéaste.

Avant la projection, Thierry Frémaux a rappelé l’importance de cet événement et a donné la parole à ses invités.

La petite-fille a salué le public avec émotion, évoquant la fierté que son grand-père aurait ressentie en voyant ce film célébré cent ans plus tard à Cannes. Son frère, Charles Spencer Chaplin, a quant à lui rappelé l’ampleur de la production de La Ruée vers l’or — la plus importante de son grand-père à ce jour — en évoquant les décors spectaculaires construits à l’époque, devenus une véritable attraction touristique : des montagnes, des tonnes de neige… en réalité, des tonnes de farine ! Il a également exprimé son émotion devant une salle comble réunie pour ce moment unique.

Une restauration minutieuse et mondiale

Arnold Lozano a lui aussi pris la parole : « J’ai la grande chance et le grand honneur de gérer les films et les archives de la famille Chaplin, au nom de la famille Chaplin. Merci d’être là. Cent ans de La Ruée vers l’or, cent ans de Charlot, et le Festival de Cannes nous donne une belle visibilité. Nous allons pouvoir partager l’art de Chaplin avec le plus grand nombre. Comme Spencer le disait, Chaplin avait construit des décors en Californie, avec du sel et de la farine. Mais il avait d’abord commencé à tourner dans les montagnes de la Sierra Nevada, où il faisait bien trop froid. Il a finalement choisi de retourner dans ses studios pour terminer le film. Avec cette restauration 4K, vous allez pouvoir faire la différence entre la vraie neige et la fausse. Merci… et vive Charlot ! ». Puis il a ajouté : « Près d’un an et demi de travail acharné ont été nécessaires pour aboutir à cette restauration, qui sera projetée dans près de 70 pays à partir du 26 juin 2025, date exacte de la première projection de 1925. Plus de 500 salles dans le monde participeront ainsi à cet hommage planétaire ».

 

 

Un film toujours aussi actuel

Gian Luca Farinelli a, quant à lui, tenu à souligner à quel point ce film restait pertinent aujourd’hui : « C’est un film qui a 100 ans, mais qui parle encore d’aujourd’hui. Il parle de cupidité, du désir d’argent… c’est aussi un film sur le présent. Il a eu deux vies : la première lors de sa sortie en 1925, et une seconde quand en 1942 Chaplin a remonté une version sonorisée, dans laquelle il a coupé, changé des choses, et même jeté certains morceaux du film». Il a poursuivi en revenant sur le processus de restauration :« En 1993, une première restauration de la version de 1925 a été tentée, mais c’était très compliqué car Chaplin avait fait disparaître toutes les copies d’origine. Il n’en restait aucune, ni aux États-Unis, ni ailleurs dans le monde. Nous avons donc mené une enquête minutieuse, en consultant de nombreuses archives. Nous avons retrouvé des fragments ici et là : à New York, à Londres, en Catalogne, et même grâce à un collectionneur japonais… c’est pour cela que nous sommes ici aujourd’hui. »

Préserver et transmettre les chefs-d’œuvre

Thierry Frémaux, quant à lui, a demandé à la salle combien de spectateurs avaient déjà vu le film. À sa grande surprise, ils étaient très nombreux à ne l’avoir jamais vu. Ce constat en dit long sur la disparition progressive de ces œuvres pourtant fondatrices dans la mémoire collective. Et c’est justement pour cela que des sections comme Cannes Classics existent. C’est aussi la mission des cinémathèques et des festivals consacrés au patrimoine : préserver et transmettre les films qui façonnent notre héritage cinématographique.

 

 

Un choc émotionnel sur grand écran

Pour ma part, cette projection a été profondément émouvante. Bien sûr, je connaissais le film, que j’ai vu plusieurs fois à la télévision lorsque j’étais enfant. Mais le revoir ainsi, sur grand écran, dans une version restaurée, m’a bouleversée. J’y ai retrouvé les émotions de l’enfance, tout en découvrant, avec mon regard adulte, à quel point ce film demeure pertinent. Il ne vieillit pas, parce qu’il parle de l’humain : la cupidité, l’amour, l’amitié… des sentiments intemporels.

Un siècle plus tard, les émotions humaines, elles, n’ont pas changé. Ce film pourrait être tourné aujourd’hui, tant il reste universel. Même le métier de journaliste, toujours à la recherche de l’histoire qui fera vendre, y est déjà dépeint avec acuité.

L’émotion a envahi la salle dès les premières images. Le public a ri, frémi, applaudi à plusieurs reprises pendant la projection. L’humour burlesque, la précision du rythme comique, la beauté des images et l’émotion du récit ont opéré immédiatement. L’enthousiasme ne s’est pas démenti jusqu’à la fin.

Parmi les séquences emblématiques, on retrouvait bien sûr celle du repas de chaussures, mais aussi celle, restée dans toutes les mémoires, de la « danse des petits pains » : une scène comique d’une précision chorégraphique stupéfiante, souvent imitée, jamais égalée.

 

 

Une œuvre pionnière dès sa création

Lorsque Chaplin entame le tournage de The Gold Rush en 1924, il est déjà une star planétaire. Il a fondé sa propre société de production, United Artists, aux côtés de Douglas Fairbanks, Mary Pickford et D. W. Griffith, afin de produire ses films en toute indépendance. Il cherche à aller au-delà du burlesque pur pour explorer des tonalités plus ambitieuses, et La Ruée vers l’or en est une parfaite illustration.

Inspiré par la véritable ruée vers l’or du Klondike, à la fin du XIXe siècle, et par des photographies poignantes de migrants bloqués dans la neige, Chaplin imagine un récit à la fois comique et tragique, poétique et brutal. Il tourne dans des conditions particulièrement exigeantes, mêlant des scènes en studio à des extérieurs spectaculaires reconstitués à Truckee, en Californie. À sa sortie en 1925, le film est un triomphe critique et public, et confirme Chaplin dans son statut d’auteur à part entière.

1942 : une version sonorisée supervisée par Chaplin

Avec l’arrivée du cinéma parlant, Chaplin résiste longtemps avant d’accepter l’usage des dialogues. En 1942, il décide de remonter La Ruée vers l’or pour une ressortie en salles. Il en raccourcit la durée (de 96 à 72 minutes), compose une nouvelle musique et enregistre lui-même la voix off. Cette version plus fluide deviendra pendant des décennies la référence, notamment pour la télévision.

Un long parcours de restauration

Dès les années 1980, la Cineteca di Bologna, avec la Chaplin Estate et d’autres institutions, engage un immense chantier de restauration des films de Chaplin. La Ruée vers l’or fait l’objet de nombreuses tentatives pour reconstituer la version originale de 1925. Mais comme Chaplin avait détruit les séquences supprimées, la tâche s’avérait particulièrement ardue.

La version présentée cette année à Cannes est le fruit d’un patient travail d’enquête et de collaboration entre plusieurs cinémathèques à travers le monde. Elle redonne au film sa durée originale (1h28), son montage, et sa splendeur visuelle retrouvée grâce à une restauration 4K de très haute qualité.

Présenté par Roy Export SAS, avec le soutien de mk2, le film a bénéficié d’une restauration 4K conduite par la Fondazione Cineteca di Bologna au sein de son laboratoire L’Immagine Ritrovata. Ce travail s’est appuyé sur des éléments recréés par Photoplay Productions, ainsi que sur des matériaux rares et précieux fournis par de grandes institutions telles que le BFI National Archive, Blackhawk Films, la Collection Lobster Films, Das Bundesarchiv, la Filmoteca de Catalunya, le George Eastman Museum et le Museum of Modern Art (MoMA).

Un centenaire fêté en majesté

Présenter La Ruée vers l’or à Cannes, cent ans après sa sortie, dans une version restaurée, est bien plus qu’un hommage : c’est une célébration vivante de ce que le cinéma a de plus intemporel. Un rappel que les chefs-d’œuvre, aussi anciens soient-ils, continuent de parler aux cœurs d’aujourd’hui.

Neïla Driss