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retour sur un panel ambitieux

In Monde
juin 01, 2025

A l’occasion du 78ᵉ Festival de Cannes, le Centre du Cinéma Arabe a organisé un panel au Palais des Festivals et des Congrès, intitulé « L’Égypte, nation phare du cinéma arabe », dans le cadre de ses nombreuses activités visant à mettre en lumière les dynamiques cinématographiques de la région. Modéré par Nick Vivarelli, correspondant pour l’Italie et le Moyen-Orient chez Variety, ce rendez-vous a rassemblé plusieurs figures emblématiques du cinéma égyptien contemporain, autour de la place historique et de l’avenir de cette cinématographie majeure dans le monde arabe : la légendaire actrice Yousra, l’acteur Hussein Fahmy, le jeune réalisateur Morad Mostafa, le dirigeant de l’Egypt Film Commission Ahmed Badawi, la productrice Sawsan Yusuf, et l’entrepreneur culturel Amr Mansi. Tous ont esquissé, chacun à sa manière, une fresque vivante du cinéma égyptien, entre héritage et renouveau.

 

 

Le panel s’est ouvert par un rappel de ce qu’a été l’âge d’or du cinéma égyptien, présenté comme un socle fondateur pour toute l’industrie cinématographique arabe. Un bref survol historique a permis de souligner le rôle précurseur de l’Égypte dans la production, la distribution et la formation artistique dès le début du XXᵉ siècle, lorsque ses studios, ses stars et ses scénaristes faisaient du Caire le Hollywood du monde arabe. Cette introduction a posé les bases du dialogue, ancrant les échanges dans la longue durée d’un héritage aussi prestigieux que complexe.

Yousra : une voix générationnelle entre passé glorieux et chocs modernes

Dès sa prise de parole, Yousra a évoqué l’audace comme moteur du renouveau artistique. Pour elle, si l’Égypte a longtemps été le cœur battant du cinéma arabe, elle garde aujourd’hui une vitalité nourrie par sa capacité à affronter des sujets sensibles. « Nous avons encore le courage de parler de tous les sujets », a-t-elle affirmé, revendiquant une volonté de briser les tabous dans ses choix artistiques. Elle évoque avec fierté son dernier film, réalisé par un jeune cinéaste, qu’elle qualifie de « choc » : une œuvre pensée pour réveiller un public trop absorbé par les écrans et les réseaux sociaux. « Mon film est out of the box », a-t-elle insisté, confiante dans la capacité du cinéma à provoquer une prise de conscience.

Pour moi, cette affirmation selon laquelle le cinéma égyptien pourrait aujourd’hui aborder tous les sujets reste discutable. Il est en réalité très difficile, à l’heure actuelle, de traiter de certains thèmes sensibles dans le contexte égyptien, non seulement en raison de la censure institutionnelle, mais aussi en raison du conservatisme croissant et de la pression exercée par la société. En Égypte, toute personne peut, en effet, porter plainte contre un film ou une œuvre jugée contraire à la morale, aux bonnes mœurs ou à la religion. La liberté qu’avait autrefois le cinéma égyptien, notamment à l’époque de Youssef Chahine ou même jusque dans les années 1990, semble bien loin. En revanche, sur le plan formel, Yousra a raison : de nombreux jeunes cinéastes osent aujourd’hui des approches nouvelles, décalées, parfois radicales. Le film Plumes de Omar El Zohairy, présenté à la Semaine de la Critique en 2021, en est un exemple fort, par son ton absurde et son regard critique, qui s’est pourtant heurté à une vive polémique en Égypte et qui n’y a pas été distribué, malgré les prix récoltés à l’échelle internationale.

Yousra a également souligné la relation unique qu’entretiennent les stars égyptiennes avec leur public. Cet attachement, qu’elle décrit comme « un amour inconditionnel », repose selon elle sur la durée, la confiance et la capacité à surprendre. Elle se dit fière d’avoir été un repère pour les nouvelles générations d’artistes, notant que « 90 % des jeunes artistes actuels ont travaillé avec elle à leurs débuts ».

Enfin, elle a rendu un hommage appuyé à Youssef Chahine, dont elle fut l’une des muses. Youssef Chahine, rappelle-t-elle, « voulait montrer notre cinéma au monde entier » et a multiplié les participations à Cannes. Mais si la relève tente aujourd’hui de suivre ses pas, Yousra le reconnaît avec lucidité : « C’est très insuffisant. »

Hussein Fahmy : mémoire vivante du cinéma égyptien et engagement présidentiel

L’acteur Hussein Fahmy, aujourd’hui président du Festival international du film du Caire (CIFF), a livré une intervention empreinte d’un attachement profond à l’histoire du septième art égyptien. « Le cinéma égyptien existe depuis l’invention du cinéma, depuis les frères Lumière », a-t-il rappelé, revendiquant une continuité artistique ininterrompue.

Formé à la mise en scène, il a d’abord réalisé avant de devenir acteur, convaincu que « c’est la star qui transmet, qui est aimée du public ».

En tant que président du CIFF, il a défendu l’idée de la compétition comme stimulant artistique. Il estime que la rivalité avec le festival du film d’El Gouna est bénéfique : « Cela nous pousse à rester jeunes, à garder un esprit jeune… Cela nous booste. » Il a notamment insisté sur les efforts déployés pour attirer la jeunesse au CIFF, en sortant le festival de ses lieux traditionnels comme l’Opéra du Caire et allant dans les salles de cinéma de la ville du Caire et banlieues, et en proposant des tarifs accessibles aux étudiants. Cette volonté d’ouverture va de pair avec une stratégie de renouvellement du public.

Mais Hussein Fahmy a aussi exprimé des réserves sur les compétitions peu constructives entre les festivals de la région. Il regrette une forme de concurrence désorganisée, liée à la proximité des dates : « Nous nous battons pour voir les mêmes films, pour avoir les meilleurs jurys, cela fait monter les prix… C’est dommage. » Enfin, il a tenu à rappeler que l’hégémonie historique de l’Égypte dans le cinéma arabe repose sur une structure industrielle solide : « Nous avons nos studios, nos stars… Aucun autre pays arabe n’a fait de même. »

 

Cannes 2025 – Les acteurs Hussein Fahmy et Yousra

 

Amr Mansi : Le Festival du Film d’El Gouna, un festival né par hasard devenu acteur stratégique

Le témoignage d’Amr Mansi, cofondateur du Festival d’El Gouna, a apporté un regard différent, plus entrepreneurial. Ancien joueur de squash professionnel, il raconte comment l’idée du festival est née après le succès d’un tournoi sportif à la ville d’El Gouna. La famille Sawiris et l’actrice Bushra ont perçu alors un potentiel inédit. Cinéphile passionné, Mansi affirme n’avoir « jamais raté une sortie de film à Alexandrie sa ville ». Il voit dans le festival du Film d’El Gouna un levier de transformation : « Ce festival a aidé le cinéma égyptien, mais bien plus : il a changé les habitudes de management, y compris dans l’événementiel. »

Il observe aussi un changement de posture dans les relations entre les partenaires : « Au début, ils discutaient de la place de leurs logos ; aujourd’hui, ils veulent s’impliquer dans nos projets et sont devenus nos partenaires. » Son ambition actuelle : attirer des entrepreneurs pour qu’ils deviennent investisseurs dans l’industrie du film, et ainsi bâtir un écosystème durable autour du cinéma.

Morad Mostafa : une voix indépendante, entre regard étranger et reconnaissance locale

Morad Mostafa a évoqué Aisha Can’t Fly Away, son nouveau film présenté cette année en compétition dans la section Un Certain Regard. Il a insisté sur l’importance de la sincérité dans le regard qu’il porte sur son sujet : l’histoire d’une jeune migrante éthiopienne au Caire, confrontée à l’attente, à la peur et à l’injustice. « Je voulais explorer la société égyptienne à travers les yeux d’une étrangère », dit-il. Pour cela, il a choisi de tourner dans de véritables lieux, en suivant le quotidien d’Aisha, et de confier le rôle principal à une actrice non-professionnelle d’origine éthiopienne. Cette attention au réel, à la vérité du contexte, illustre à quel point un film peut toucher juste lorsqu’il reste fidèle à sa réalité propre. Le réalisateur indépendant rappelle aussi la nécessité de trouver une voix originale face à des thèmes déjà abordés par des cinéastes occidentaux. Son premier film, auto-produit, a connu un succès important, lui ouvrant les portes de la coproduction internationale.

Par ailleurs, pour lui, le paysage est en train de s’ouvrir en Égypte : « Aujourd’hui, il y a beaucoup de supports et d’opportunités pour les jeunes. » Son expérience incarne à la fois les défis et les possibles d’un cinéma indépendant en quête de reconnaissance locale et internationale.

Sawsan Yusuf : équilibre entre exigence artistique et succès populaire

Productrice et fondatrice de Bonanza Films, Sawsan Yusuf revendique un modèle qu’elle qualifie d’équilibré : « Nous faisons les films que nous aimons, mais nous cherchons aussi à plaire au box-office. » Co-productrice du film Aisha Can’t Fly Away avec Morad Mostafa, elle défend un cinéma enraciné, à la fois local et universel : « Lorsqu’on fait des films avec sa propre authenticité, les gens le sentent, et ces films marchent. »

Elle n’hésite pas à pointer les limites de certaines coproductions internationales, en particulier lorsqu’elles imposent des conditions de tournage éloignées du projet initial. « Je préfère tourner chez nous, dans notre propre pays », affirme-t-elle. À ses yeux, l’identité visuelle et narrative d’un film repose avant tout sur un ancrage géographique et culturel fort, qui ne saurait être sacrifié pour des considérations extérieures.

Cette réflexion fait écho à une conviction que je partage pleinement. L’authenticité, lorsqu’elle naît d’un ancrage sincère dans une réalité locale, devient paradoxalement le vecteur le plus puissant d’universalité. En vérité, l’humain est le même partout. Mais le public, qu’il soit arabe, européen ou d’ailleurs, est sensible aux récits vrais, enracinés, porteurs d’une identité propre, à condition qu’ils évitent l’écueil du folklore. C’est une idée que j’ai d’ailleurs développée il y a quelques années dans un article intitulé Le cinéma arabe à la conquête du public européen ?

 

Cannes 2025 – Sawsan Yusuf et Morad Mostafa

 

Ahmed Badawi : l’ouverture aux tournages étrangers comme stratégie nationale

À la tête de l’Egypt Film Commission, Ahmed Badawi a présenté les mesures concrètes mises en place pour attirer les tournages étrangers en Égypte. L’objectif, selon lui, est de répondre au mieux aux attentes des productions internationales, y compris les plus exigeantes. Il cite ainsi l’exemple d’une autorisation exceptionnelle accordée pour l’importation de grandes quantités de fausses armes destinées à un tournage, ou encore l’usage d’hélicoptères militaires au pied des pyramides.

Le gouvernement, affirme-t-il, « fait énormément d’efforts pour permettre à ces gros projets de venir chez nous ». Ces efforts se traduisent notamment par des incitations financières : des ristournes pouvant atteindre 30 % sur les taxes appliquées aux services, et des tarifs préférentiels sur les hébergements proposés aux équipes étrangères.

Mais au-delà des avantages économiques, Ahmed Badawi insiste aussi sur les atouts intrinsèques du pays. « Nous avons une grande diversité géographique, une grande infrastructure, des entreprises de production… », rappelle-t-il, soulignant que l’Égypte dispose d’un écosystème complet capable de répondre aux besoins des productions de grande envergure.

Dans cette perspective, il défend une stratégie résolument compétitive à l’échelle régionale, visant à faire de l’Égypte un hub incontournable pour les tournages internationaux.

Une vitalité plurielle, un avenir en construction

Ce panel, à la fois institutionnel, artistique et entrepreneurial, a montré à quel point l’Égypte continue d’incarner une puissance cinématographique majeure dans le monde arabe. Entre transmission générationnelle, renouveau de la production indépendante, professionnalisation des festivals et stratégies économiques nationales, le pays affirme une volonté collective de reprendre sa place sur la carte mondiale du cinéma. Un chemin complexe, entre mémoire et transformation, que le Festival de Cannes a permis d’entendre dans toute sa diversité.

Neïla Driss