
Adoptée le 23 mai par l’Assemblée des représentants du peuple, la réforme du Code du travail tunisien continue de susciter de vives réactions. Présentée par le gouvernement comme un tournant historique en faveur de la dignité des travailleurs, elle pourrait, selon plusieurs spécialistes, déstabiliser en profondeur le tissu économique du pays.
Dans une analyse publiée le 2er juin sur la plateforme Juridoc.tn, Wassim Turki, expert-comptable et analyste du droit social, met en garde contre les conséquences juridiques, économiques et institutionnelles d’un texte qu’il juge à la fois “ambigu” et “brutal”.
Une requalification automatique des contrats précaires
L’un des points les plus sensibles de la nouvelle législation concerne la requalification d’office en contrat à durée indéterminée (CDI) de tout contrat jugé non conforme aux critères désormais restreints de recours au CDD. Cette disposition, selon M. Turki, opère un renversement radical de la charge de la preuve, désormais entièrement à la charge de l’employeur, et ce, sans l’intervention préalable d’un juge.
“On passe d’un régime jurisprudentiel fondé sur l’interprétation des cas à une logique d’automaticité, où la bonne foi de l’employeur ne suffit plus à le prémunir d’un contentieux”, résume-t-il.
Une insécurité juridique dénoncée
L’article 91 de la loi, qui prévoit des sanctions pénales contre les donneurs d’ordre ayant recours à une sous-traitance jugée abusive, est également pointé du doigt. Pour l’expert, sa rédaction, trop large et imprécise, pourrait entraîner une remise en cause constitutionnelle. “Parler de ‘crime’ sans définir l’intentionnalité ou le degré de faute pénale expose la réforme à des recours devant les juridictions supérieures”, affirme-t-il.
Des effets de bord peu anticipés
Au-delà des principes, M. Turki redoute un effet inverse à celui recherché par les rédacteurs du texte. “En interdisant purement et simplement certaines formes de sous-traitance, notamment dans la sécurité, l’intérim ou le nettoyage, on risque de pousser ces activités vers l’économie informelle”, estime-t-il. Il évoque le risque d’un transfert massif d’emplois vers des circuits non déclarés, avec à la clé une perte de protection pour les travailleurs eux-mêmes.
Une réforme sans garde-fous
Si Wassim Turki reconnaît les intentions sociales vertueuses de la réforme, il déplore l’absence de dispositifs d’accompagnement : ni phase transitoire pour les entreprises, ni textes d’application clairs à ce stade. Il prédit une augmentation rapide des litiges devant les conseils de prud’hommes, les juridictions administratives et même la justice pénale.
“On ne réforme pas un droit aussi sensible sans laisser aux acteurs le temps de s’adapter”, conclut-il.