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Le Pacte politique tunisien

- Tunisie
mai 28, 2025

 

Par Houssem Hammi*

 

La scène politique tunisienne connaît aujourd’hui une dynamique accélérée, marquée par le retour et l’élargissement des mouvements de protestation. Ceux-ci s’étendent désormais à de larges pans du tissu social, exprimant des revendications mêlant dimensions sociales, économiques, juridiques et politiques. Plusieurs initiatives ont également émergé, portées par des organisations de la société civile et des partis politiques.

 

Des discussions ont récemment été annoncées entre des acteurs civils et politiques traditionnellement opposés, sans précédent de dialogue, de rapprochement ou de concertation entre eux. Les plus notables de ces initiatives regroupent la coalition « Sommoud », le Parti Destourien Libre, le mouvement « Hakk », ainsi qu’un certain nombre de personnalités publiques et de compétences académiques. Ces discussions se poursuivent actuellement avec d’autres figures, organisations et partis.

 

Ces rencontres ont suscité des réactions diverses et contrastées : certains les ont qualifiées de trahison aux principes de certains des participants, d’autres y voient une première étape vers la création de coalitions politiques hétérogènes semblables à celles post-révolution. D’autres encore les accueillent avec espoir, les considérant comme une première pierre vers l’unification de l’opposition tunisienne en vue de rétablir les acquis de la révolution, tels que la liberté d’expression, la liberté d’organisation, l’action politique et le pluralisme.

 

En réalité, ce que nous proposons aujourd’hui diffère grandement de ces interprétations. Ce malentendu est probablement dû au manque de clarté de certaines déclarations récentes, mais aussi au caractère inédit de l’initiative. La question que poserait chaque citoyen est donc la suivante : comment des organisations de la société civile et des partis politiques peuvent-ils se rencontrer, discuter, collaborer, sans chercher à former une coalition électorale ou un front politique visant la prise du pouvoir ?

 

Par ce texte, je souhaite, autant que possible, clarifier le sens des récentes discussions, pour permettre à l’opinion publique de réagir avec objectivité et sérieux à ce que je décrirai comme l’initiative du “Pacte politique tunisien”, même si son nom et la liste finale des participants n’ont pas encore été arrêtés. Il s’agit ici d’un terme personnel, destiné à aider à en saisir le sens.

 

Contexte historique et dérives politiques

Depuis la révolution du 17 décembre – 14 janvier 2011, la Tunisie a connu un changement radical de système politique. Malgré l’avis de certains analystes considérant ce changement comme un simple habillage pour maintenir l’ancien régime, la Constitution du pays et ses lois ont bel et bien été modifiées à plusieurs reprises, tout comme les acteurs politiques. Mon analyse se concentrera donc sur les luttes politiques et leurs axes, sans entrer dans les détails plus larges qui mériteraient un autre débat.

 

À chaque phase, les forces arrivées au pouvoir ont cherché à instaurer un système leur garantissant une domination sur la scène politique et l’élimination de leurs adversaires :

 

En 2011, Ennahdha, forte de son poids électoral représentant près de 30 % des voix et de sa majorité à l’Assemblée constituante, mais privée de figure charismatique apte à briguer la présidence, a cherché à imposer un régime parlementaire taillé sur mesure, accompagné d’un système électoral proportionnel. Plusieurs de ses dirigeants ont alors affirmé que le parti resterait au pouvoir pendant 30 ans… Elle y est parvenue partiellement, bien que les forces d’opposition et les contre-pouvoirs comme les médias et la société civile aient œuvré à limiter cette domination. Toutefois, la formule de compromis qui en a résulté s’est révélée bancale, incapable de permettre à un acteur politique de gouverner efficacement. Ainsi, tout le monde participait au pouvoir, mais personne ne gouvernait réellement. Ces choix ont eu des conséquences graves, contribuant à l’effondrement de ce système et à la perte de crédibilité d’une large partie de la classe politique.

 

En 2022, l’actuel président de la République a instauré un régime fait à son image. Ne représentant ni une grande famille politique, ni un parti populaire puissant, il a choisi un système présidentialiste, concentrant tous les pouvoirs entre ses mains. Il gouverne seul, affaiblissant tous ses adversaires, sans même achever l’architecture institutionnelle prévue par sa propre Constitution, comme la Cour constitutionnelle, le Conseil supérieur de la magistrature ou l’instance électorale. Il n’a même pas renouvelé les instances provisoires existantes… Des appels commencent déjà à réclamer un troisième mandat, voire un pouvoir à vie, en violation de sa propre Constitution.

 

L’expérience a prouvé qu’Ennahdha n’a pas pu se maintenir 30 ans comme elle le prévoyait, et il est peu probable que les partisans du système actuel réussissent à imposer une présidence à vie au peuple tunisien. Mais la vraie crainte, c’est qu’un nouveau pouvoir tente à son tour d’imposer un système sur mesure, perpétuant sa mainmise, et que l’alternance démocratique cède à un enchaînement de conflits et de coups de force, nuisant à la stabilité du pays et bloquant toute possibilité de réforme.

 

Le Pacte politique tunisien – Objectifs et vision

L’initiative du « Pacte politique tunisien » vise à établir un consensus entre acteurs politiques autour d’un système politique clair et détaillé : un régime démocratique, pluraliste, stable, accompagné d’un système électoral équitable et de lois permanentes remplaçant les décrets d’exception. Ce système doit garantir : les droits et libertés fondamentaux, la séparation et l’équilibre des pouvoirs, la possibilité pour un vainqueur d’élections libres et transparentes de gouverner efficacement et de mettre en œuvre ses programmes économiques et sociaux,tout en empêchant toute dérive autoritaire ou concentration de pouvoir, et en permettant à l’opposition d’exercer pleinement son rôle critique et de proposition, avec la société civile et les médias comme contre-pouvoirs.

 

Défis à relever

Nous considérons cette initiative comme un devoir national, en tant que citoyennes et citoyens tunisiens, engagés dans la société civile et politique. Elle soulève deux grands défis :

 

Surmonter les erreurs et conflits du passé, en les abordant avec objectivité et responsabilité, au nom de l’intérêt supérieur du pays, au-delà des querelles idéologiques ou partisanes. Il s’agit de créer un climat rassurant pour tous, condition de la réussite de l’expérience démocratique tunisienne.

 

Formuler un pacte clair et inclusif, capable de rassembler un maximum d’acteurs politiques autour d’une vision partagée, et de jeter les bases d’un régime démocratique efficace et stable.

 

Une nouvelle culture du conflit politique

Par le Pacte politique tunisien, nous aspirons à un changement radical du cadre du conflit politique. Il ne s’agirait plus d’une lutte pour garder ou conquérir le pouvoir à tout prix, mais d’un débat d’idées et de visions, au sein d’un système politique sain. Ce débat porterait sur des questions économiques, sociales, culturelles et environnementales, pour élever la Tunisie au rang des nations éclairées, assurer sa croissance et garantir le bien-être de toutes et tous.

 

Ce pacte historique ne transformera pas les concurrents politiques en alliés, mais fixera les règles du jeu, pour une compétition sans violence, sans injustice, sans répression ni vengeance. Il définira le type de régime politique et le contrat social que nous souhaitons léguer aux générations futures.

 

*Coordinateur du collectif Soumoud