
La Tunisie semble amorcer un tournant diplomatique majeur en s’orientant vers de nouveaux partenaires stratégiques tels que l’Iran, la Chine et la Russie. Ce choix, qui suscite des réactions mitigées au sein de la société civile et de la classe politique, pose la question des enjeux et des risques pour la souveraineté nationale et les équilibres régionaux.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Kaïs Saïed en 2019, la Tunisie a amorcé une mutation profonde de sa politique étrangère. Historiquement liée aux pays européens et aux États-Unis, la diplomatie tunisienne opère un déplacement vers des alliances jugées moins traditionnelles. Cette nouvelle orientation a été illustrée par des contacts diplomatiques renforcés avec des puissances comme la Chine, la Russie et, plus récemment, l’Iran.
Ce changement de cap n’est pas passé inaperçu. Le 30 janvier et le 6 février 2025, Joe Wilson, membre de la Chambre des représentants des États-Unis, a publiquement appelé à la suppression de l’aide militaire américaine à la Tunisie. Il a dénoncé l’évolution autoritaire du régime tunisien et ses rapprochements avec des régimes jugés antidémocratiques. Il a insisté sur le fait que le président tunisien a instauré « une dictature » et s’est allié avec des régimes autoritaires tels que « l’Iran, la Russie de Vladimir Poutine et la Chine ». Pour M. Wilson, Kaïs Saïed a transformé la Tunisie en un État policier, s’éloignant des valeurs démocratiques du Printemps arabe.
L’ombre de Téhéran sur le régime tunisien
Quelques jours après ces déclarations, samedi 8 février, un appel téléphonique entre le ministre tunisien des Affaires étrangères, Mohamed Ali Nafti, et son homologue iranien, Abbas Araghchi, est venu confirmer la volonté de renforcer les liens entre Tunis et Téhéran. Officiellement, il s’agissait de discuter des relations bilatérales et des développements régionaux, notamment la situation à Gaza. Toutefois, cette dynamique s’inscrit dans une stratégie plus large de diversification des alliances.
Le point culminant de ce rapprochement est survenu lors de la semaine culturelle tuniso-iranienne, organisée à Ennejma Ezzahra. La présence d’Ansieh Khazali, ancienne vice-présidente iranienne chargée des affaires féminines, a suscité une vive controverse. Connue pour ses positions conservatrices et répressives à l’égard des droits des femmes, sa participation a été perçue comme une provocation par de nombreux militants et universitaires tunisiens.
Bien avant ce point culminant de la semaine culturelle tuniso-iranienne, il est utile de rappeler que Kaïs Saïed n’a jamais caché son penchant pour la dictature chiite. Le président de la République s’est ainsi rendu à Téhéran en mai dernier pour présenter officiellement ses condoléances suite au décès de son homologue iranien, Ebrahim Raïssi. Ce dernier a péri dans le crash de son hélicoptère dans le nord-ouest de l’Iran. Il était accompagné par le ministre des Affaires étrangères, ce qui donne une idée sur la dimension que voulait donner le président à sa visite. Diplomatiquement parlant, les liens historiques entre la Tunisie et l’Iran ne justifient pas une visite.
En juin dernier, le ministère des Affaires étrangères a décidé d’exempter les détenteurs de passeports iraniens ordinaires du visa d’entrée en Tunisie.
En octobre, le ministère des Affaires étrangères a publié un communiqué avertissant contre les conséquences des attaques israéliennes contre l’Iran. La Tunisie a mis en garde contre les graves conséquences des attaques, « en violation flagrante de la souveraineté de l’Iran et au mépris du droit international et de la Charte des Nations Unies ».
Toute cette dynamique politique et diplomatique donne un semblant de crédit aux multiples rumeurs (jamais prouvées) instillées par les islamistes tunisiens à propos d’une proximité particulière et douteuse entre Kaïs Saïed et son frère Naoufel d’un côté et le régime iranien de l’autre.
Un silence assourdissant de la classe politique
Face à ces développements, la réaction de la classe politique tunisienne a été remarquablement timide. Seul Mohsen Marzouk, ancien président du parti Machrouû, a publié lundi 10 février une lettre ouverte au président de la République. Il y exprime ses inquiétudes quant aux conséquences de ce rapprochement avec l’Iran, insistant sur l’attachement de la Tunisie à un État civil, incompatible avec le modèle théocratique iranien.
Dans sa lettre, Marzouk déclare : « Le peuple iranien n’est pas notre ennemi. Cependant, nous rejetons l’idéologie de l’État religieux qui régente la vie de ses citoyens au détriment des libertés individuelles. La Tunisie s’est bâtie sur les principes de la laïcité et de l’État civil. Associer notre pays à un modèle théocratique risque de saper les fondements de notre société ». Il met en garde contre une perte de souveraineté politique et culturelle, insistant sur la nécessité de maintenir des relations équilibrées, fondées sur les intérêts nationaux plutôt que sur des affinités idéologiques.
Par ailleurs, la députée Fatma Mseddi, fervente partisane du régime de Kaïs Saïed, a exprimé son mécontentement via une publication sur Facebook. Elle a ironisé sur la situation en suggérant que l’Iran devrait accueillir une conférence au cours de laquelle des Tunisiennes viendraient s’exprimer sur leurs droits et l’importance du Code du Statut Personnel tunisien. Une prise de position qui semble minimiser la gravité des critiques adressées au régime iranien en matière de droits des femmes.
Le danger d’une culture répressive importée
Au-delà des enjeux diplomatiques, c’est la question des valeurs sociétales qui inquiète. La culture répressive iranienne, notamment envers les femmes, entre en collision frontale avec l’héritage progressiste tunisien instauré par l’ancien président Habib Bourguiba. La Tunisie a longtemps été un phare en matière de droits des femmes dans le monde arabe, grâce à des réformes pionnières comme le Code du Statut Personnel de 1956.
L’Iran, sous un régime théocratique, impose des restrictions sévères aux libertés individuelles, notamment le port obligatoire du voile, la limitation des droits civils des femmes, et la répression des mouvements féministes. Importer une telle influence pourrait constituer une menace pour les acquis sociaux tunisiens. La participation d’Ansieh Khazali à une conférence sur la condition féminine en Tunisie est perçue par beaucoup comme une tentative de normaliser des pratiques incompatibles avec les valeurs tunisiennes.
Une société civile en alerte
Contrairement au silence des élites politiques, la société civile s’est mobilisée. Des universitaires, journalistes et militants des droits humains ont exprimé leur indignation face à ce qu’ils considèrent comme une tentative de banalisation des pratiques répressives iraniennes.
L’activiste Kaïs Bouzouzia a dénoncé un « complot contre l’identité tunisienne », appelant même à l’ouverture d’une enquête. L’universitaire Saloua Charfi Ben Youssef a pointé la responsabilité d’Ansieh Khazali dans la répression des femmes iraniennes, tandis que la poétesse Emna Rmili a rappelé les atteintes aux libertés fondamentales commises sous son mandat.
Elle a indiqué que Ansieh Khazali était responsable de la répression de l’activiste et caricaturiste iranienne Atena Farghadani. L’ancienne vice-présidente a été à l’origine de l’exclusion de l’activiste de l’université et de sa condamnation pour atteinte aux leaders de la nation. « Une femme d’une telle laideur et d’un tel archaïsme, connue pour son hostilité aux droits des femmes et pour sa défense du mariage des mineures et du droit de l’homme à l’obéissance… Que fait-elle en Tunisie ? Qui l’a invitée ? Qui s’est entretenu avec elle ? L’a-t-on interrogée au sujet des dizaines de femmes exécutées au nom des crimes d’honneur ? Sur le mariage des mineures ? Sur les poursuites policières visant les femmes dans les rues au nom de la pudeur, de la tentation et de la corruption ? Oh Tunisie !! Où vas-tu ?!! », a-t-elle critiqué.
Une pétition aux signataires prestigieux
Face à cette situation, une pétition intitulée « Non à la propagation de la propagande politique dans les activités culturelles » a circulé mardi 11 février 2025 en début de matinée, recueillant les signatures de figures influentes de la société civile tunisienne. Parmi les signataires, on retrouve des universitaires renommés comme Raja Ben Slama, Emna Remili et Salwa Charfi, des journalistes tels que Monia Arfaoui et Asma Sahboun, l’éminent psychanalyste Fethi Ben Slama, l’écrivaine Khayra Chebbi ainsi que des militants des droits humains comme Amira Saadi. Cette pétition dénonce la tentative de banalisation des pratiques répressives iraniennes sous couvert de coopération culturelle et appelle à la vigilance face à l’influence de régimes théocratiques sur le modèle sociétal tunisien.
Un repositionnement géostratégique risqué
Ce rapprochement avec l’Iran s’inscrit dans une logique de diversification des partenariats stratégiques, en phase avec les alliances de plus en plus affirmées avec la Russie et la Chine. Toutefois, cette redéfinition de la politique étrangère tunisienne n’est pas sans risques.
Sur le plan économique, l’abandon progressif des partenaires européens pourrait fragiliser des secteurs clés de l’économie tunisienne, déjà en crise. D’un point de vue politique, l’alignement avec des régimes autoritaires pourrait ternir l’image de la Tunisie sur la scène internationale et accentuer son isolement diplomatique.
Un avenir incertain
Le silence de la majorité des acteurs politiques face à ces changements suggère une forme d’acceptation tacite ou d’impuissance. Pourtant, les enjeux sont cruciaux : il s’agit non seulement de la place de la Tunisie dans le monde, mais aussi de la défense des valeurs qui ont fondé l’État tunisien moderne et sa transition démocratique.
La Tunisie est à la croisée des chemins. Le choix de ses alliances futures déterminera non seulement sa politique étrangère, mais aussi l’évolution de son modèle de société. L’enjeu est de taille : préserver son indépendance tout en restant fidèle à ses principes fondateurs. Le débat, bien qu’étouffé, ne fait que commencer.
Maya Bouallégui